C’est un signe du danger pour la liberté de penser, de l’oligopole informatif qui s’est constitué autour des multinationales de la toile. Il n’y a pas encore si longtemps, pour faire entendre publiquement sa voix, on pouvait disposer d’une pluralité de canaux d’influence : tv, radios, sites internet, mais aussi journaux, revues, livres. Aucun de ceux-ci n’a disparu mais leur capacité à irradier va chaque jour diminuant au profit des médias sociaux. Qui fréquente ces derniers ne prête plus d’attention en pratique aux autres sources. Si quelque voix est supprimée de Facebook, YouTube, Twitter, Tik Tok et autres, c’est comme si elle n’existait plus. Bien peu seront ceux à la rechercher et l’écouter ailleurs. Nous sommes sous la chape de plomb de la censure, comme l’a écrit un intellectuel subtil, et censuré, Alain de Benoist.
D’un point de vue « technique », y a‑t-il le risque que les réseaux sociaux puissent influencer la démocratie et le débat démocratique ? Et si oui, de quelle façon ?
Certainement. L’observation du grand écrivain et dissident russe Soljenitsyne – un des grandissimes intellectuels non conformistes dont le nom est aujourd’hui oublié par les médias mainstream — s’est confirmée. Il avait tenu un discours, alors célèbre, devant l’université de Harvard après son arrivée son arrivée aux États-Unis et sa longue détention
dans des camps de concentrations soviétiques. En URSS avait-il déclaré, il n’est pas possible d’exprimer une voix critique. En Occident en théorie c’est possible, mais il suffit que quelqu’un coupe le fil du micro aux intervenants incommodes, et le résultat est identique : la réduction au silence de celui qui ne s’aligne pas sur la volonté du pouvoir.
La hache de Twitter est tombée aussi sur le quotidien Libero (quotidien conservateur italien, ndt), pour le moment seulement « averti ». Que risquent les médias et en général le monde de l’information en se « fiant » trop aux réseaux sociaux ?
L’oligopole dont j’ai parlé, enferme l’information dans un piège : si on renonce aux plateformes télématiques on réduit son audience mais qui s’y expose se risque à la censure. Avoir renoncé à la bataille contre le super pouvoir de la toile, même si c’était difficile, fut une grave erreur de la presse papier. Qui par ailleurs, a souvent censuré à son tour les voix incommodes.
Si nous devions faire un bilan, à votre avis, l’impact des réseaux sociaux sur le monde de la communication est-il positif ou négatif ?
Les deux aspects sont présents. D’un côté le réseau offre la possibilité théorique d’exprimer librement les points de vue les plus divers et de faire circuler des informations autrement difficiles à obtenir. De l’autre, non seulement le réseau n’annule pas la possibilité de censure mais en amplifie les effets (on le voit dans le cas de Trump mais aussi en France dans celui du comique Dieudonné, dont le politiquement incorrect lui avait déjà valu l’exclusion des circuits de théâtre et des lieux publics et qui maintenant s’est vu bannir de YouTube où il avait transféré ses spectacles). Et on trouve d’innombrables épisodes analogues dans diverses parties du monde
Comment s’est transformée, en pire et en mieux, la communication politique à l’ère des réseaux ?
En mieux, elle est devenue plus immédiate, directe et possiblement interactive. En pire : elle a accentué la personnalisation dans ses aspects les plus déplorables avec la marginalisation des thèmes vraiment politiques au profit du bavardage sur les détails de la vie privée des participants des différents partis ou des titulaires de charges institutionnelles. Instagram est le véhicule le plus dommageable en ce sens – et a donné plus d’espace aux humeurs des soutiens comme à celles des adversaires. Sans parler de l’ample circulation de fausses nouvelles et commentaires dénués de tout fondement, utilisés pour discréditer « l’ennemi ».
Dans quelle mesure les réseaux comme Twitter et Facebook ont-ils rendus pire, cette fois, les relations personnelles et en général l’existence humaine ?
D’une manière très ample. Ils ont accentué jusqu’au paroxysme les tendances narcissiques, qui de manière plus ou moins visibles, constituent le fond de l’âme humaine. Pour apparaître, pour se faire voir, pour gagner les fameux quarts d’heure de notoriété, certains sont prêts à donner le pire d’eux-mêmes, à se laisser aller aux extravagances et aux excès les plus variés. Les pages – alors qualifiées d’« apocalyptiques » — qui avaient été dédiées en 1997 par un polititologue de grande envergure comme Giovanni Sartori aux conséquences néfastes de la dépendance à la vidéo dans son livre « Homo Videns », ont retrouvé une actualité extraordinaire dans le contexte des réseaux : affaiblissement du savoir, triomphe de la vulgarité, succès public des trouvailles les plus stupides ou extravagantes. Dans ce cas aussi nous sommes face à une mutation anthropologique : l’homo digitalis piégé dans les réseaux cultive désormais une ambition suprême et souvent unique : se sentir un leader d’opinion. De nombreux individus qui auparavant suivaient idéologies, programmes, projets exprimés par des partis, des mouvements, des associations et se contentaient d’un rôle de soutiens et de collaborateurs de ces entités collectives, de nos jours visent à se constituer leur propre cercle de fidèles, les mythiques « amis Facebook », peut-être destinés à n’être jamais rencontrés en personne, donnent des leçons urbi et orbi, émettent des excommunications, distillent des insinuations venimeuses ou insultantes sur tout sujet qui n’est pas à leur goût. La délation et la diffamation se sont ainsi multipliées, en même temps que la crédulité et le manque de sens critique. S’ajoute à tout cela le fait que les heures consacrées dans une journée, à la consultation de messages WhatsApp et autres, se font aux dépens de nombreuses activités plus productives. On lit moins qu’avant, on consacre moins de temps aux rapports avec la famille et à la fréquentation en chair et en os des amis, on fait également moins d’activité physique et sportive. Sur les étudiants de tout ordre et de tout niveau, tout ceci à un effet particulièrement délétère, que presque tous ceux qui se consacrent à l’enseignement, constatent au quotidien. Si quelqu’un ne s’en aperçoit pas c’est parce qu’il passe son temps libre sur les réseaux…
Professeur Tarchi, vous vous êtes toujours tenu à l’écart du monde des réseaux, vous êtes encore convaincu de votre choix ?
Plus que jamais, et tout ce que j’ai dit ici devrait suffire à en expliquer le pourquoi. Je préfère passer mon temps différemment et il ne m’intéresse pas même a minima de partager quelque aspect de ma vie privée avec des personne qui n’en font pas grand cas ou n’en ont rien à faire. Mais, comme nul n’est parfait, j’ai moi aussi une faiblesse à confesser : cela m’amuse quand je suis en vacances ou si je dispose d’un peu de temps libre, de rendre compte des restaurants, des lieux, des musées que j’ai visités au cours de mes voyages. Voyager est une de mes passions, et j’ai toujours interprété cette vocation comme une chose beaucoup plus importante et intéressante que les excursions touristiques. J’ai donc sur sept années accumulé plus de 1300 recensions sur Tripadvisor. Je les publie de manière anonyme, même si mes amis savent comment les repérer. J’espère qu’elles seront utiles aux autres passionnés de voyage, pour mieux s’orienter et cela me fait plaisir quand quelqu’un exprime un avis favorable sur ce que j’ai écrit ou m’écrit pour approfondir. Je pense que mes expériences dans des pays peu fréquentés comme Arménie, Géorgie, Ukraine, Venezuela, Colombie, Equateur etc sont utiles à d’autres comme d’autres expériences me sont utiles. Comme vous le voyez, je laisse, moi aussi, un peu d’espace au narcissisme, pas seulement quand je parle dans une enceinte universitaire ou dans une salle de conférences. Egalement, je l’oubliais, j’aime recenser des films sur un des sites spécialisés. Quand il était encore possible de fréquenter les salles – ce qui en regard d’un film en streaming sur l’écran d’un notebook donne un plaisir tout autre – j’en vois au moins deux cent par an. Les commenter avec d’autres dans certains cas, me venait spontanément.
(1) Marco Tarchi, politologue, est un des spécialistes européens du populisme sur lequel il a écrit plusieurs livres. Proche de la Nouvelle Droite française, lecteur et traducteur de la revue Éléments, éditeur des revues Diorama Letterario et Trasgressioni, il enseigne la science politique à l’université de Florence.
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