jeudi, 05 mars 2020
Munich sur Bosphore
Par Natacha Polony
Le nouveau ces visages. De nouveau ces gens entas- sés dans des canots, ou massés devant les barbelés d’une frontière. De nouveau leur désespoir et leur révolte. En fait, ils n’avaient jamais disparu. Ils étaient entassés dans des camps, du côté de la frontière turco-syrienne, ou dans le pourtour des métropoles, Istanbul, Izmir... Ils tentaient de survivre, de s’intégrer, de se forger un avenir. Mais voilà qu’ils réexistent tout à coup dans la stratégie de Recep Tayyip Erdogan. Des pions sur un échiquier. Des pions qu’on peut envoyer crever dans des canots de fortune après avoir affrété des bus et lancé des messages mensongers sur l’ouverture des frontières.
A cet ignoble jeu, l’Europe est échec et mat. Trop divisée, trop empêtrée dans ses contradictions. Exactement là où l’attendait le président turc. Ces hommes et ces femmes sont des réfugiés. Ils ont fui leur pays en guerre. Ils ont fui les bombes, la faim, la peur. Et l’honneur de l’Europe est d’avoir inventé le droit d’asile pour tous les êtres humains pourchassés, martyrisés, au nom d’idées politiques et de pulsions guerrières. Ceux, d’ailleurs, qui ne cessent de fustiger le méchant « Occident » prédateur devraient s’en souvenir : cette civilisation européenne qui, certes, a abusé de sa puissance et s’est savamment autodétruite, est celle qui a poussé le plus loin l’idée de respect de toute vie humaine et de protection des plus faibles. Tout n’est pas blanc ou noir. Aujourd’hui, comme en 2015, l’Europe se voit sommée de donner corps à ses principes. Voulons-nous vraiment voir des douaniers grecs tirer sur des hommes, des femmes et des enfants?
Pourtant, dire cela ne suffit pas. De même qu’il ne suffisait pas, en 2015, de déclarer tout de go que l’Allemagne allait accueillir un million de réfugiés, avant de refermer trois semaines plus tard sa frontière avec l’Autriche devant le chaos ainsi provoqué. Erdogan pourrait-il instrumentaliser ces malheureux avec un cynisme répugnant si Angela Merkel n’était allée négocier seule à Ankara pour lui déléguer le problème en échange d’un peu de complaisance vis-à-vis des ressortissants turcs et de beaucoup d’argent ? Et l’on entend certains politiques, les mêmes qui estimaient en 2015 qu’il ne fallait en aucun cas discuter avec Vladimir Poutine, privant la France et l’Europe de toute existence géopolitique, les mêmes qui ont maintenu à toute force le règlement de Dublin en expliquant à l’Italie et à la Grèce qu’elles n’avaient qu’à se débrouiller avec les migrants, armer aujourd’hui que le seul problème est l’absence de cœur des douaniers grecs et des habitants de Lesbos...
La compassion, le respect des principes essentiels de la civilisation européenne, ne doivent pas s’affranchir d’une vision géopolitique. A quoi sert d’avoir les mains propres quand on n’a pas de mains ? En l’occurrence, croire que l’on peut accueillir un million, ou davantage, de réfugiés sans se soucier de ce qu’implique le partage du Proche-Orient entre Poutine et Erdogan, sans se demander, donc, si certains de ces malheureux pourront un jour retrouver leur ville ou leur village, accepter benoîtement d’assumer les échecs cuisants et les erreurs monstrueuses des Etats-Unis depuis 2003 au nom de l’inconditionnalité du droit d’asile, le tout sans jamais se poser la question de l’intégration de ces réfugiés et de la façon dont on va leur transmettre ce qui constitue les fondements de la civilisation européenne, et qui devrait être non négociable pour quiconque entend vivre sur le territoire européen, c’est faire peser sa bonne conscience sur le dos des populations les plus fragiles, celles qui assument déjà l’absence de toute politique migratoire.
Et puisque les mots ont un sens, appeler « migrants » ces gens qui fuient la guerre est significatif. Ceux qui, médiatiquement et politiquement, s’y livrent veulent à toute force effacer la différence qui peut exister entre un Syrien fuyant les bombes ou les représailles du régime de Bachar al-Assad et un Ivoirien ou un Nigérian fuyant la misère pour nous expliquer qu’il s’impose à l’Europe d’accepter indifféremment les uns et les autres. C’est prendre le risque de vider de son sens le droit d’asile, de le voir rejeté par les populations européennes et d’ampli er encore les tensions autour de la question migratoire.
Face aux tragédies humaines, il existe rarement des réponses simples et univoques. Et rien n’est pire que les postures morales de la part de ceux qui ne sont pas les payeurs. La dignité des Européens ne peut passer que par leur décision, enfin, de se construire comme une puissance politique, maîtresse de son destin, capable de n’être pas le jouet des impérialismes et du cynisme de la Russie, de la Turquie ou des Etats-Unis. Encore faut-il qu’entre pays européens comme au sein de chaque nation les grandes âmes évitent les leçons de morale à ceux qui gèrent le chaos.
Source : Marianne, 5/3/2020
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