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samedi, 23 avril 2022

L’insécurité comme problème politique

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Mathieu Bock-Côté

Il y a quelques mois à peine, nous avions d’excellentes raisons de croire que la question de l’insécurité jouerait un rôle central dans le cadre de cette élection présidentielle. L’ensauvagement de la société, la multiplication des histoires d’extrême violence, la transformation des gendarmes, des policiers, des enseignants et des pompiers en cibles des voyous et autres « jeunes » qu’il n’est jamais permis de caractériser laissait croire à la venue d’un moment de vérité, annonçant une entreprise de reconquête sécuritaire et civique. Mais ce qui doit arriver arrive rarement, et la présidentielle s’est tournée sur la question du « pouvoir d’achat », qui en est venue à éclipser toutes les autres, même si son emprise absolue sur le débat public n’est pas sans lien avec une manière de sonder l’opinion qui entraîne, consciemment ou inconsciemment, la fragmentation et l’émiettement des sujets que l’on pourrait normalement amalgamer sous la référence à la sécurité et à l’identité.

Et pourtant, la question de l’insécurité est centrale pour les Français et il vaut la peine, pour l’aborder, de faire un détour par l’histoire de la philosophie, et plus particulièrement par la figure de Thomas Hobbes, à l’origine de la philosophie politique moderne. Hobbes y explorait les passions humaines en cherchant à identifier leur fonction politique, avant d’en arriver à une conclusion définitive : la peur de la mort violente est la passion à l’origine du lien politique. C’est dans la mesure où les hommes la redoutent, ou du moins, craignent pour leur sécurité, qu’ils consentent à déléguer au souverain le pouvoir nécessaire pour la leur garantir. On aura compris dès lors ce qui arrive quand ce pacte élémentaire et existentiel ne peut être assuré par le pouvoir : le commun des mortels, ne croit plus à sa fonction protectrice et il finit par se déliter. C’est d’ailleurs ce qui arrive aux États-Unis avec l’émergence des « gated communities », ces communautés fermées et privées qui représentent concrètement la sécession sociale et sécuritaire de pans de la population ne faisant plus confiance aux institutions communes. Et cela, dans un pays où la culture de l’autodéfense est normalisée.

La question de la sécurité est ainsi la première des questions politiques : si elle n’est pas assurée, l’ordre civique se dérègle. Paradoxalement, le système politico-médiatique cherche à la décharger de toute signification existentielle, en qualifiant systématiquement les événements les plus violents de « faits divers », alimentant un fantasmé et désormais proverbial « sentiment d’insécurité ». Il fut un temps possible de tenir ce discours sans avoir l’air complètement ridicule, quand les violences étaient associées à des territoires éloignés, que l’on disait perdus pour la République. Mais ces violences se sont multipliées, et surtout, se sont rapprochées de lieux qui s’en croyaient protégés, qui se croyaient à l’abri du tumulte du monde. Ce n’est plus le cas, et même les lieux « touristiques », qui étaient censés offrir un paysage sans risques à ceux qui s’y aventuraient, comme le Champ-de-Mars, se voient pris d’assaut par des délinquants, qui les rendent désormais inhospitaliers.

Dans à peu près chaque ville, aujourd’hui, on trouve une ou plusieurs zones de non-droit, où les commerces ferment plus tôt, quand ils ne ferment pas tout simplement, où les conducteurs de bus sont agressés, où les femmes ne peuvent s’aventurer, ou ne s’y aventurent qu’en s’y faisant le plus discrètes possibles, et où le quidam, s’il s’y risque, peut-être attaqué par une bande goûtant aux délices sadiques de la violence gratuite. Il ne s’agit pas de présenter une vision apocalyptique de la sécurité en France mais de constater, tout simplement, que le désir médiatique de ne pas avoir l’air catastrophiste en pousse plusieurs à minorer ce phénomène, à le relativiser à coups de statistiques lyssenkistes et de récits enjolivés où la réalité n’est plus la bienvenue.

Mais une zone de non-droit n’est rien d’autre qu’une zone d’un autre droit. À l’échelle de l’histoire, la décomposition d’une société annonce toujours, sans que ne s’en aperçoivent nécessairement les contemporains, l’émergence d’une autre, surtout si elle s’appuie sur une mutation démographique à l’origine de tensions identitaires qui viennent légitimer ce choc des mondes au quotidien. Quand une souveraineté s’efface, une autre s’y substitue, même si elle n’est pas étatique. C’est la souveraineté des voyous qui font régner leur propre loi et qui traitent les représentants de la puissance publique non seulement comme des rivaux, mais comme des intrus, au service d’une puissance étrangère, la France, qui en ces quartiers, n’est plus chez elle. Mais qui s’aventure à décrire ce basculement risque gros, car le récit enchanté d’un monde pluriel et pacifié doit se maintenir coûte que coûte.

Source : Le Figaro 23/04/2022

07:48 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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