Claude Bourrinet
L'influence et l'action de groupes occultes dans la marche de l'Histoire est une question récurrente, qui surgit régulièrement depuis que l’État est l’État, c'est-à-dire susceptible d'être noyauté, ou « orienté ». Louis XIV avait eu fort à faire avec la Compagnie du Saint Sacrement, et avait réussi à se débarrasser aussi bien des quiétistes à la Fénelon, lesquels avaient tenté une intrusion en douceur dans son entourage immédiat, et des jansénistes, qui devaient remporter une victoire avec la révolution de 89. Nul n'ignore les débats polémiques relatifs au poids des société secrètes, franc-maçons, illuminés principalement, dans le déclenchement de ce bouleversement historique, qui ouvrit un fleuve de sang entre deux époques de notre nation. De son côté, Stendhal, à la suite des « philosophes » des Lumières, qui, eux-mêmes, reprenaient à leur compte la tradition gallicane, dénonçait le « parti » des jésuites, actif durant la Restauration. La virulence actuelle des imputations de cet ordre n'est donc pas une nouveauté, bien que l'emprise médiatique, donc propagandiste, sur la société soit infiniment plus complète que dans l'Europe de jadis, qui laissait le champ libre aux communautés de base, variées autant que la France d'Ancien Régime l'était, avec ses corporations, ses Ordres, ses villages, ses provinces, ses us et ses coutumes, société de jadis où les capacités de résistance à la main-mise de l’État était beaucoup plus vivace que dans notre siècle de diplômes abondants, passeports idoines pour le bourrage de crâne enthousiaste d'une classe moyenne indifférenciée, poreuse à l'endoctrinement et à la propagande.
Cette évocation d'un pouvoir supposé de groupes dans la direction politique de masse demanderait à être mesurée, c'est-à-dire ajustée à la réalité des faits. Il est évidemment très difficile de saisir la portée de l'action organisationnelle et du rayonnement d'un cercle, d'une secte, d'une obédience, pour une raison très simple : c'est que son existence, son succès, sont liés au moment historique qui est le soubassement sociétal et « culturel » des conditions de sa naissance et de son évolution. Il est vain alors de se demander qui est premier, de l’œuf ou de la poule. On ne saurait que constater leur lien nécessaire. Les jésuites, comme l'on sait, ont été créés en réaction à la Réforme, et ont eu pour tâche d'encadrer les classes dirigeantes des États catholiques, avec, du reste, bien des réticences, par l'éducation et la propagande, s'aidant des humanités et du culte des images. Cependant, ils n'auraient pu fleurir dans la bonne société des honnêtes gens si la société occidentale ne s'était « modernisée », c'est-à-dire, d'un côté, individualisée, et d'un autre rationalisée, jusqu'à la notion assumée de Raison d’État. Le « Siècle des moralistes » apprend l'utilitarisme aussi bien que les rudiments d'une méthode scientifique (Descartes était du collège de La Flèche) à laquelle une rhétorique séduisante apportait un ornement, une parure, une perruque. De même les Juifs ont-ils émergé de l'obscurité où la société organique chrétienne les tenait en prenant part, avec enthousiasme, à l'éclosion, puis au triomphe de la modernité. Rationalisme, droits de l'homme, humanitarisme, individualisme, scientisme, internationalisme, sous quelque boutique que ces étendards se déclinassent, libéralisme, socialisme, communisme...., étaient des armes de combat. C'est un fait que personne ne nie, car, au fond, il ne saurait être entaché de vilenie, puisqu'il n'existait que pour la bonne cause, le « Bien » n'ayant été, depuis plus de deux siècles, que dans le camp de ceux qui voulaient faire table rase du passé.
C'est pourquoi, en Européen issu des Hellènes, on se gardera bien de tomber dans des excès, qui sont toujours des erreurs intellectuelles, aussi honteuses que des fautes morales (la morale authentique, selon Pascal, consistant principalement à bien penser). Il est, en effet, aussi stupide de nier l'existence de groupes unis dans la défense d'intérêts idéologiques et matériels, cherchant à les défendre en orientant l’État dans leur sens, que de surévaluer leur action, dans une vision complotiste, qui transforme l'Histoire en roman policier.
Si la présence de groupes de pression, au sommet du pouvoir, et dans ses rouages matériels ou immatériels, dans les appareils régaliens ou dans les courroies de transmission idéologiques, ne saurait faire aucun doute, les membres de ces lobbies n'en faisant pas mystère, du reste, et même ne se cachant plus guère, il n'en demeure pas moins qu'il serait aventureux d'en faire les coupables d'une situation que les plus commentateurs de la chose publique les plus lucides et les plus honnêtes peuvent juger intolérable, à tous points de vues. Au fond, que ce qu'on a coutume d'appeler, sans trop bien regarder à la pertinence d'une telle désignation, « peuple », dont il faudrait circonscrire le concept à travers les âges et dans un monde contemporain qui se caractérise par une atomisation intégrale du corps social, accepte la « force des choses », c'est qu'il y donne son assentiment, plutôt d'ailleurs de gré que de force. L' « américanisation », sous toutes les formes qu'un tel processus civilisationnel s'effectue, y compris dans des pays hostiles à l'Amérique, est un fait d'Histoire irrépressible, auquel même les réfractaires à ses dégâts induits sont soumis, nolens volens, car elle constitue l'horizon conceptuel, au-delà duquel seuls certains visionnaires peuvent aller, et encore... Il n'est donc pas étonnant que des groupements machiavéliques, plus ou moins occultes, saisissent pour ainsi dire l'aubaine historiale qu'une telle réalité entraîne.
Si l'on désespère de ce que le monde est devenu, peut-être alors serait-il judicieux d'éviter de viser des boucs émissaires, dont l'éjection hors de la communauté ne changerait strictement rien à la nature de ce que nous sommes. C'est nous-mêmes qu'il faudrait transformer, nos sensations, nos imaginations, nos rêves, nos désirs, surtout s'ils sont médiocres et avilissants.
Et, au fond un tel programme ne jure pas avec ce que les Européens, héritiers de Socrate, de Platon, des stoïciens, des cyniques, de Jésus, des rationalistes, ont toujours été : des êtres sensibles au devoir de critique, et même d'auto-critique.