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mardi, 02 février 2021

Liberté ou santé ? Quand la pandémie divise les libéraux

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Eugénie Bastié

Ah que le monde d’avant la pandémie était simple! Le clivage entre «mondialistes» et «populistes» tournait à plein régime. Les «ouverts» affrontaient les «fermés», les «progressistes» bataillaient contre les «conservateurs». Et puis le Covid est arrivé, rebattant les cartes idéologiques. On a vu un président pro-européen se mettre à parler de souveraineté nationale, le même, adepte du libre-échange, fermer les frontières, des libertariens communier avec les «gilets jaunes», des conservateurs batailler contre l’ordre sanitaire. C’est sans doute dans le camp du libéralisme que la division est la plus forte. En effet, jadis uni contre la tutelle de l’État et pour la réforme de ce dernier, les libéraux sont désormais divisés entre ceux qui dénoncent une atteinte intolérable aux libertés et les partisans de l’expertise qui justifient les mesures exceptionnelles au nom de l’intérêt général.

«La fragilité de la santé humaine peut fournir à l’État une justification permanente pour un état d’exception permanent », alertait dans Le Figaro le libéral conservateur Pierre Manent dès mars dernier. « Le Covid fait basculer le monde dans l’état d’urgence sanitaire permanent », renchérit le philosophe Gaspard Koenig dans une chronique remarquée, où il problématise le dilemme entre « vies prolongées » et «vies gâchées». L’essayiste Mathieu Laine redéploie à l’occasion de la crise le discours libéral classique contre « l’État nounou» tandis que le philosophe antitotalitaire Bernard-Henri Lévy s’inquiète d’un «virus qui rend fou ».

Mais d’autres libéraux comme l’économiste Nicolas Bouzou privilégient le réalisme économique aux principes, et affirment que les restrictions sont nécessaires pour retrouver le chemin de la croissance. Le libéral kantien Luc Ferry, dans sa dernière chronique dans nos colonnes, « La liberté plus que la vie ? », cite Rousseau pour rappeler que « la liberté ne consiste pas à faire n’importe quoi, à s’affranchir de toute contrainte, mais à “obéir à la loi qu’on s’est prescrite”». La philosophe Barbara Stiegler fait, elle, remarquer que l’attestation dérogatoire de déplacement est un exemple de nudge, cette technique qui consiste à influencer les comportements par de micro- incitations, et relèverait donc davantage du paternalisme néolibéral que de la bureaucratie administrative (elle aurait d’ailleurs été suggérée au gouvernement par un cabinet de conseil).

Faut-il voir dans l’affrontement qui se joue une bataille entre néolibéraux (qui ont troqué l’idée d’un homo économicus rationnel pour une défiance envers l’individu qu’il faut guider vers les bons choix) et libéraux classiques ? Jeff Bezos contre François Sureau ? À vrai dire, ce débat est consubstantiel au libéralisme lui-même. Foucault a bien montré que l’avènement de la biopolitique, c’est- à-dire l’intrusion de la politique dans la gestion des corps (santé, longévité, hygiène, etc.) est concomitant à celle du libéralisme comme cadre politique au XVIIIe siècle. Dès le départ, le libéralisme est traversé par cette contradiction.

Un bon exemple est le débat autour des Contagious Diseases Acts au Royaume- Uni, lois votées en 1864 qui donnaientles prostituées à des contrôles réguliers pour vérifier si elles étaient porteuses de maladies vénériennes qui pourraient affecter les membres de l’armée . Une femme infectée était alors obligée de se confiner dans un hôpital fermé. Ces lois liberticides prises au nom de l’intérêt général occasionnèrent un débat sur le rôle de l’État comme intendant moral et sanitaire. John Stuart Mill dit fermement son opposition : il comprenait bien l’objectif louable de la loi, à savoir la réduction des épidémies, mais affirmait que le moyen utilisé était trop attentatoire aux libertés. Il prit à cette occasion ses distances avec son « harm principle » (principe de nuisance) énoncé dans son livre De la liberté (1859) qui affirmait : « Les hommes ne [sont] autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection». Cette prise de position acta l’évolution de Mill depuis un utilitarisme hédoniste hérité de Bentham, qui veut la maximisation du bonheur du plus grand nombre, vers un libéralisme plus individualiste.

La contestation du libéralisme en Occident ne date pas de 2020. La crise de 2008, les déséquilibres provoqués par la mondialisation, la montée du populisme ont puissamment contribué à son krach idéologique, le Covid-19 n’ayant été que le coup de grâce. Mais aussi peut-être l’occasion de se réinventer. Après la crise de 1929, qui avait marqué l’échec de la main invisible du marché sans règles, le colloque Lippmann en 1938 avait jeté les bases du néolibéralisme. À l’heure où se multiplient les lois liberticides, le libéralisme saura-t-il faire entendre une voix renouvelée?

Source : Figaro 02/02/2021

10:04 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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