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mercredi, 16 mars 2011

OU VA LA LYBIE ?

781154363.jpgUn entretien avec Pierre Le Vigan

La Libye est déchirée par la situation actuelle. Inutile de revenir sur les morts, des centaines ou des milliers. Visiblement Kadhafi ne veut pas finir lamentablement comme Moubarak ou Ben Ali. Il a de l’énergie, et sans doute un grain de folie qui fait les vrais hommes d’État, ce qui n’atténue pas la réalité de ses erreurs ou de ses crimes.

Justement Kadhafi est-il autre chose qu’un infâme dictateur ?

La politique n’est pas la morale. L’essentiel n’est pas de « s’indigner » mais de comprendre et ensuite de faire des choix politiques. Il faut d’abord rappeler ce qu’est la Libye : moins de 7 millions d’habitants, dont 2 millions à Tripoli et 650 00 à Benghazi la deuxième ville du pays. 90 % d’Arabes et moins de 5 % de Berbères, à l’ouest, près de la Tunisie. Beaucoup d’immigrés aussi : ils constituent 20 % de la population et 50 % de la population active. Une population essentiellement concentrée sur la zone côtière. Et trois régions, la Tripolitaine à l’Ouest, la Cyrénaïque à l’est, le Fezzan, presque désert, au sud.

La vérité c’est que la Libye moderne est née avec Kadhafi.  Romanisée sous l’Antiquité, normande quelques années au XIIe siècle ( !), colonie turque conquise par les Italiens en 1911-12, la Libye devient indépendante en 1951 sous un roi, en fait l’ancien émir de Cyrénaïque, chargé implicitement de la maintenir dans l’orbite anglo-saxonne. Il n’y a alors qu’un million d’habitants en Libye. C’est à l’époque le principal pays africain producteur de pétrole, avec un gros essor à partir des découvertes de 1958. En 1969 le coup d’État du capitaine Mouammar Kadhafi et d’un groupe d’ « officiers libres » - la terminologie est la même qu’en Égypte - est un coup de tonnerre anti-occidental. Le capitaine, devenu colonel, Kadhafi, fait évacuer les bases anglo-américaines de Libye, et nationalise les compagnies pétrolières en 1973. C’est un proche de Nasser. Kadhafi tente une fusion avec l’Égypte et la Syrie en 1971. Elle éclate 2 ans plus tard. En 1974 c’est avec la Tunisie qu’une tentative de fédération est menée. Elle avorte aussi. Kadhafi  publie en 1976 son Livre Vert sur la troisième voie. Il y critique l’enrichissement personnel incompatible avec la justice, et prône la démocratie directe, en fait une démocratie plébiscitaire, à la place de la démocratie parlementaire occidentale. Sa radicalisation anti-américaine et anti-israélienne, son soutien présumé (par ses adversaires) à des groupes terroristes amène les Américains à essayer de l’assassiner en avril 1986 par des raids meurtriers sur Tripoli et Benghazi. La fille adoptive de Kadhafi est tuée. À partir de là l’évolution dictatoriale et erratique de Kadhafi s’accentue. Ses sorties médiatiques s’orientent vers une certaine clownerie involontaire, même si, en France ou avec G-W Bush nous avons parfois été confrontés à ces décalages entre l’être et la fonction. Un jour, il annonce que William Shakespeare est en fait un Arabe («Cheikh Spir »), un autre jour il plante sa tente bédouine à coté de l’Élysée, et cultive  un look auprès duquel Galliano est un garçon sans imagination.

Jusqu’à la fin des années 90 la Libye est mise au ban de l’ONU et soumise à un embargo militaire. La détente s’amorce à partir de 2003-2004 avec la fin de l’embargo militaire (« Le nouveau Kadhafi », Le Monde, 7 janvier 2004). Kadhafi se rapproche des Occidentaux, démantèle son programme nucléaire,  et se présente comme un rempart contre le terrorisme. Et aujourd’hui encore il prétend que les émeutes sont manipulées par Al-Qaida maghreb, la prétendue AQMI.

Pourquoi ce tournant occidentaliste de Mouammar Al-Kadhafi ?

 Vous aurez remarqué que 2003 c’est la deuxième guerre du Golfe et l’agression américaine contre l’Irak. Cela donne à réfléchir. Surtout quant on voit que l’Irak, pays de 30 millions d’habitants, à réelle tradition militaire, n’a rien pu faire contre les envahisseurs alors que la Libye ne compte qu’un peu plus de 6 millions d’habitants.

Quel a été le rapport de Kadhafi à l’Islam ?

La Libye est sunnite mais Kadhafi écarte en fait la sunna (la tradition) comme seconde source de l’Islam. Il ne reste donc que la première source, le Coran, ce qui exclut la possibilité de la charia puisqu’il n’y a de charia qu’avec la prise en compte de la sunna et des hadiths (paroles du prophète). Pourtant, tout en luttant contre les « Frères Musulmans », Kadhafi, pour leur couper l’herbe sous le pied, adopte une version de la charia dans son pays en 1994. C’est l’une des contradictions et des dérives anti-laïques et post-nasseriennes habituelles chez les dirigeants comme Kadhafi dont l’élan modernisateur et populiste s’essoufflait.

Que restera t-il de Kadhafi quand on pourra poser un regard distancié sur son action politique ?

La modernisation du pays, un formidable effort d’éducation qui fait de la Libye le pays du Maghreb où il y a le plus haut niveau d’éducation, l’accession des femmes à l’enseignement – elles sont actuellement majoritaires dans l’enseignement supérieur -, le recul de l’âge du mariage des femmes, la mixité jusqu’à l’équivalent du collège, en fait, globalement on retiendra  une modernisation-occidentalisation accélérée tout en étant jusqu’aux années 1990 un ennemi déterminé des politiques impérialistes de l’Occident Atlantique (et atlantiste).

Ce que nous montre la géographie des émeutes, c’est que l’est de la Libye semble particulièrement hostile à Kadhafi tandis que ce dernier paraît encore en mesure de contrôler l’ouest, du coté de la capitale Tripoli. Dès lors, la Libye n’est-elle pas appelée à disparaître, à éclater ? N’est-elle pas un État artificiel ?

La Libye n’est pas plus artificielle que la France, c’est une construction historique. Libye désignait sous l’Antiquité tout ce qui est à l’ouest de l’Égypte en Afrique du Nord. Il y eut le royaume de Cyrène des VI et Ve siècle av. J-C, habité par les Libous (Libyens), et la Marmarique, entre Égypte actuelle et Libye. La capitale de la province de Libye était Barqa, à 100 km à l’est de Benghazi. Il se trouve que la Libye a déjà – ce n’est pas rien – une identité négative : elle n’est pas l’Égypte, elle n’est pas non plus la région de Carthage. C’est sans doute néanmoins avec la Tunisie qu’il y aurait le plus de raisons pour la Libye – et réciproquement pour la Tunisie - de se rapprocher. D’autant que le poids démographique des deux nations est proche et que de ce fait aucun n’a à craindre d’être absorbé par l’autre.

Comment voyez vous finir la crise libyenne ?

La pression internationale contre Kadhafi est très forte. On voit mal comment il pourrait résister durablement. Mais rien n’est joué. Ce qui est sûr, c’est que l’Europe ne doit aucunement s’associer à une éventuelle intervention américaine. L’inculpation de Kadhafi pour crimes contre l’humanité n’a pas non plus de sens, elle n’est pas de nature à favoriser une solution qui ne peut être viable qu’entre Libyens. Une intervention des pays arabes, qui serait l’une des moins mauvaises solutions, ne parait pas souhaitée par ceux-ci. Il est vrai qu’ils ne sont guère en état de donner des leçons de stabilité et de consensus. Une médiation sud-américaine, avec Hugo Chavez, offrait une bonne possibilité de sortie de crise, mais les Occidentaux bellicistes, Sarkozy en tête, se sont empressés de la rejeter. Le problème de la Libye c’est qu’il n’y a pas d’élite autochtone prête à prendre la succession de Kadhafi sur la base du maintien de l’indépendance nationale. La solution, s'il y en a une dans l'intérêt des peuples européens et méditerranéens, ne peut se trouver qu'à partir d'un compromis négocié : le contraire de ce que proposent David Cameron et Nicolas Sarkozy (conseillé par Bernard-Henri Levy!) qui font comme d'habitude les rabatteurs pour l'axe impérialiste Washington-Tel-Aviv.

Source Esprit européen : cliquez ici

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