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samedi, 23 février 2019

France, tes paysans se meurent…

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 Entretien avec Jocelyne Porcher*

Le Figaro. - S’il reste aujourd’hui des agriculteurs et des éleveurs, peut-on dire que le « monde paysan », qui a tenu tant de place dans l’imaginaire français, est en voie de disparition ?

Jocelyne Porcher. - Depuis plusieurs décennies, les politiques agricoles ont construit une agriculture à deux vitesses : de la production de masse de basse qualité pour la majorité des consommateurs, de la production de qualité pour une minorité. En ce qui concerne les produits animaux, ce sont les systèmes industriels et intensifiés qui fournissent la production de masse et, d’autre part, des paysans qui fournissent la production de qualité. Et cela reste le cas en tendance, quoique la production de masse s’améliore. Même si, du point de vue de la communication – notamment via le Salon de l’agriculture -, l’image de l’agriculture française est construite sur celle de la paysannerie et, si celle-ci a une certaine visibilité, elle est grandement menacée. Les paysans sont pris dans un réseau de contraintes très fortes, administratives, sanitaires, sociétales... et il faut une énorme énergie pour persévérer. En ce qui concerne l’élevage paysan, oui, il est en voie de disparition, faute d’être soutenu et compris. Il subit de plus la volonté destructrice du mouvement abolitionniste (qui veut supprimer toute forme d’élevage, NDLR), serviteur de l’agriculture cellulaire (qui promeut la production de viande à partir de cellules souches, NDLR) qui a entrepris de conquérir le marché des produits animaux.

De quand date l’effacement du monde paysan ? Est-il selon vous irréversible ?
À mon sens, cet effacement date de la naissance du capitalisme et de la société industrielle. La nature, les animaux, les êtres humains deviennent alors des ressources. Le partenariat avec la nature et les animaux, construit par dix mille ans de domestication, devient une entreprise d’exploitation et le travail paysan est pris dans la dynamique industrielle avec une spécialisation de plus en plus forte des humains, des animaux et des plantes. La volonté d’industrialiser l’agriculture date du milieu du XIXe siècle, mais elle a été mise en acte au milieu du XXe grâce à des innovations majeures, comme la diffusion des antibiotiques. Si l’on peut penser nos relations aux animaux en dehors du système capitaliste, ce n’est pas irréversible. Mais si la maximisation des profits à court terme est l’alpha et l’omega du travail des humains et des animaux, les paysans n’ont aucune chance.

Quelles sont les caractéristiques du monde paysan et qu’est-ce qui le distingue du monde industriel ?

C’est la question du travail qui fait la différence. Le travail paysan est appuyé sur différentes rationalités, relationnelle, morale, esthétique... alors que les rationalités du travail dans l’industrie, pour l’organisation du travail, sont uniquement économiques. Le travail en élevage paysan est une relation avec la nature, les animaux, les autres humains. C’est un modèle de société équilibré, fondé sur le don et le contre-don, la recherche d’un bonheur partagé. Dans l’industrie des productions animales, rien de tout cela. La relation avec les animaux est détruite par la poursuite de la performance, et ce que les animaux et les humains y partagent le plus, c’est la souffrance.

Quelles sont les principales menaces qui pèsent sur le paysan au XXIe siècle ?

Sur l’élevage paysan, comme sur l’agriculture, je pense que la principale menace, c’est l’agriculture cellulaire. C’est la prise en main directe de la production alimentaire par les multinationales, les milliardaires et les fonds d’investissement. Ainsi que l’exprime un dirigeant de start-up de substituts aux produits animaux, il s’agit de rendre l’agriculture actuelle obsolète, c’est-à-dire de proposer un nouveau modèle, meilleur pour les animaux, pour les humains et pour la planète. Et surtout meilleur pour les retours sur investissements. La viande in vitro est le prototype de ces orientations. En prétendant remplacer la viande par des cultures de cellules, on remplace le modèle industriel mais aussi celui de l’élevage paysan puisqu’il n’est pas distingué dans ses différences. Le mouvement abolitionniste, soutien affirmé à l’agriculture cellulaire, conforte cette absence de distinction entre élevage paysan et productions animales, et participe, au nom des animaux, à détruire l’élevage et à plus long terme nos relations aux animaux domestiques.

Propos recueilli par Eugénie Bastié pour Le Figaro 22/02/2019

(*) Jocelyne Porcher, sociologue et chercheur à l’Inra, est spécialiste de la paysannerie et des relations entre les hommes et les animaux d’élevage.

 

02:59 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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