mercredi, 04 décembre 2019
Ces européens sordides avec leurs retraites égoïstes
Par Natacha Polony
Il ne manquait plus que ça ! Il faut dire que la réforme des retraites est tellement bien emmanchée qu’il eût été dommage de se priver d’une polémique parfaitement inutile... Des semaines de déclarations contradictoires et de démentis piteux avaient déjà démontré combien le trio Macron-Philippe-Delevoye montre un goût certain pour cet art subtil de tirer le tapis sous les pieds du voisin. Cette fois, c’est Jean-Paul Delevoye qui se prend les pieds dedans sans même avoir eu besoin de l’aide du président.
En l’occurrence, l’ancien ministre de Jacques Chirac, devenu, par la grâce de l’amnésie politique, une incarnation de la conscience sociale, s’exprimait vendredi 29 novembre devant un parterre de jeunes de Créteil pour défendre sa réforme. « La démographie européenne et son vieillissement font que, si on veut garder le même nombre d’actifs dans la machine économique, il va falloir 50 millions de populations entre guillemets “étrangères” pour équilibrer la population active en 2050 en Europe. » Puisqu’on est à Créteil, et que le public est largement issu de l’immigration, le brillant orateur pousse un peu le raisonnement : « Plus un politique n’est capable de parler d’immigration, déplore-t-il, parce que tout le monde s’hystérise. On est dans un moment très malsain de notre démocratie où on cherche à jeter en bouc émissaire : hier c’était le juif, aujourd’hui c’est le musulman, après-demain ça sera encore un autre. »
La tirade mérite qu’on s’y attarde. Donc, la réforme des retraites, dont on nous explique qu’elle doit équilibrer le système au prix de sacrifices pénibles mais nécessaires, ne sert finalement à rien puisque le déficit est une fatalité. C’est écrit, d’ici à 2050, les Européens vieillissants seront incapables de nancer leurs retraites. La rhétorique n’est pas nouvelle. Elle est utilisée depuis quelques décennies pour suggérer aux citoyens des pays euro- péens que toute protestation contre l’absence totale de politique migratoire serait particulièrement malvenue puisqu’ils sont en fait d’ignobles profiteurs espérant perpétuer coûte que coûte les avantages de leur société déclinante, et que cela ne peut se faire que par l’importation d’une main-d’œuvre jeune et laborieuse.
L’idée qu’il puisse y avoir des différences majeures de taux de fécondité en Europe n’entre bien entendu pas en ligne de compte. La France, qui, jusqu’à une période récente – jusqu’à ce que François Hollande achève la politique familiale déjà passablement abîmée par son prédécesseur –, renouvelait quasiment ses générations, aurait donc exactement les mêmes impératifs qu’une Allemagne qui fait depuis des décennies entre 1,2 et 1,5 enfant par femme. Dans cette vision purement utilitariste des êtres humains, les pays se mêlent, comme les individus, dans un flux statistique. Ceux qui sont ici, bien sûr, mais aussi ceux qui arrivent. L’« humanisme » de l’ancien chiraquien consiste à considérer qu’il faut les accueillir parce que nous avons besoin d’eux. Ils ne peuvent pas vivre décemment dans leur pays, auprès des leurs, dans la société qui les a vus naître ? Quelle aubaine ! On ne va quand même pas se donner la peine de rééquilibrer les liens avec l’Afrique, d’œuvrer au développement en évitant le pillage des ressources, matérielles et humaines, puisque, de toute façon, ça arrange tout le monde qu’ils traversent la Méditerranée...
Et puis il y a ces phrases. Sur les musulmans et les juifs, sur l’« hystérie » autour de l’immigration. Tout immigrant, donc, est un musulman. C’est acquis. Et dire cela devant des jeunes de Créteil, c’est leur suggérer « je parle de vos frères, je me préoccupe de vous ». C’est leur dire aussi « vos parents, qui sont venus en France, comme ces gens qui y viendront encore, le font à notre demande. C’est nous qui vous sommes redevables et qui le serons toujours. Or, non seulement nous n’en avons pas assez conscience, nous ne battons pas notre coulpe, mais nous discriminons les musulmans de façon atroce ». Juif des années 1940, cela signifie pogroms, humiliations, risque de mort. Nous sommes abominables. «Nous», bien sûr, face à «vous», face à «eux», «les musulmans ». Car c’est bien le clivage qui se dessine en creux. Et, derrière ces discours bassement racoleurs, on découvre la négation absolue de l’idéal universaliste, qui veut que tout citoyen appartienne à la communauté politique, quelle que soit sa religion. Négation absolue de l’idée même d’intégration, que l’on rend impossible par l’inversion du sentiment de gratitude entre celui qui accueille et celui qui est accueilli.
Récemment, Alain Finkielkraut a maladroitement expliqué à une jeune femme appelée Maboula Soumahoro qu’elle devrait avoir de la « gratitude » envers la France. Scandale immédiat. Nous avons été conditionnés à n’y voir qu’un homme blanc s’adressant à une femme noire dans une injonction odieuse. Alors qu’il ne s’agissait que d’un fils d’immigré parlant à une fille d’immigré. Mais, dans la logique de Jean-Paul Delevoye, c’est la partition qui a gagné. La division du monde entre « les musulmans » et ceux qui leur doivent leurs retraites. Et ce monde-là sera tout sauf apaisé.
Source : Marianne 6 au 12/12/2019
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