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vendredi, 10 juin 2022

Autopsie de la désindustrialisation française

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Le livre de Nicolas Dufourcq est un réquisitoire implacable et minutieux contre, notamment, les décisions politiques, de gauche ou de droite, qui ont conduit à la disparition de la moitié de nos usines, entre 1995 et 2015.

Christine Kerdellant

Certains livres font date. Celui-ci est signé de Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, un HEC qui a créé cinq start-up sur le campus, avant d’intégrer l’ENA. De sa double culture, de sa double expérience comme dirigeant d’entreprise et comme inspecteur des finances, mais surtout de sa fréquentation des patrons de l’industrie et des politiques depuis plus de trois décennies, il a tiré un diagnostic sur les causes de l’effroyable désindustrialisation française.

Après une centaine de pages d’un réquisitoire minutieux, il donne la parole à trente entrepreneurs « survivants », patrons de PME ou de grands groupes, qui livrent leur propre vision de l’enchaînement fatal : Thierry de la Tour d’Artaise, Xavier Fontanet, Laurent Burelle, Bruno Bouygues, Joseph Puzo, Frédéric Sanchez... Des politiques ont pris aussi la plume : Pascal Lamy, Jean-Pierre Chevènement, Renaud Dutreil, Alain Madelin, ou Guillaume Bachelay. Ils voisinent avec des banquiers (Jean-Claude Trichet, François Villeroy de Galhau...), des économistes (Laurence Boone, Patrick Artus, Jean-Marc Daniel, Elie Cohen, Xavier Ragot...), des syndicalistes et des fonctionnaires. L’épilogue est rédigé par Louis Gallois, le premier qui ait réussi à se faire entendre sur le sujet, avec son rapport de 2012 sur la compétitivité.

La société tout entière s’est détournée de l’industrie

On referme le livre sonné, en rage contre le court-termisme des politiques de tout bord, qui ont sévi pendant quarante ans. Et l’on s’en veut de toutes ces fois où, entendant le lamento des patrons sur le « poids des charges », la taxe professionnelle ou de l’ISF, on s’est agacé... Le mal est fait, et le décompte vertigineux : entre 1995 et 2015, la France s’est vidée de la moitié de ses usines. 2,2 millions de jobs se sont évanouis dans la nature ! Ces fermetures, exodes et autres disparitions se sont faits à bas bruit. La désindustrialisation a commencé dans les années 1970, mais elle s’est accélérée à l’aube de l’an 2000. La société tout entière s’est détournée de l’industrie, comme on stigmatise les armées vaincues. Sans comprendre que se jouait notre prospérité collective.

« Pavie a été perdue dans le brouillard d’un matin humide, Austerlitz a été gagnée dans une brume identique, écrit Nicolas Dufourcq. Ce qui distingue les deux batailles est que la seconde a été lue, brillamment, par Napoléon, quand la première est restée indéchiffrable pour les chevaliers français. La bataille industrielle des années qui suivent le déclenchement de la mondialisation après la réunification allemande, l’écrasement de Tiananmen et la chute de l’Union soviétique n’a pas été lue. Nous n’avons cessé de la subir. Pire, nous avons pris des directions opposées à nos intérêts stratégiques. »

Le premier coup est porté après le choc pétrolier de 1974. Le gouvernement décide d’une politique de protection des individus et de stimulation de la consommation. Le parlement, lui, tente de bloquer l’hémorragie des emplois en votant en 1973 la « cause réelle et sérieuse du licenciement » puis en 1975 « l’autorisation administrative préalable ». C’est la lente et fatale rigidification du droit du travail qui commence, et qui durera jusqu’aux assouplissements des lois Sapin, Rebsamen, Macron, El Khomri et les ordonnances Pénicaud. Après l’augmentation des cotisations patronales, jusqu’ici plafonnées dans leur assiette par la notion de « plafond de la Sécurité sociale », et leur déplafonnement dans l’assurance maladie, le coût du travail ne va cesser d’augmenter. L’épisode 1981, avec la cinquième semaine de congés payés, les 39 heures, les lois Auroux, l’IGF, et l’augmentation des charges patronales, poursuit le travail de sape. « Le modèle social français pèse de tout son poids sur les entreprises », écrit Nicolas Dufourq. Pour les PME industrielles, c’est un choc de compétitivité immédiat face aux Allemands, aux Italiens, aux Néerlandais. Et encore : à l’époque, l’économie n’est pas mondialisée.

Tirer les leçons du passé pour ne plus recommencer

Les années 1990 et les années 2000 – avec le moment clé des 35 heures – viennent alourdir le fardeau. Impossible de résumer le déroulé méthodique auquel procède Nicolas Dufourcq, décennie par décennie. Tout y passe : le manque d’anticipation de la déferlante chinoise, la surestimation des difficultés allemandes et la sous-estimation de la transformation de l’Europe de l’Est en plateforme ultracompétitive, l’échec du plan machine-outil, la confiance mise dans les grands groupes pour mener une politique industrielle – alors qu’ils sont presque tous obligés de partir produire à l’étranger pour survivre...

Et l’on charge plus encore les entreprises qui restent, avec la C3S en 1992 ou le déplafonnement de l’ISF par Alain Juppé, qui force les dirigeants à remonter des dividendes pour permettre aux actionnaires familiaux de payer leur impôt. Mais Nicolas Dufourcq montre que la responsabilité est aussi syndicale ou médiatique. Tous coupables ?

Réindustrialiser est encore possible, à condition de tirer les leçons du passé. Depuis 2015, le détricotage a commencé. Ce livre tombe à pic pour que les candidats aux législatives prennent conscience du massacre perpétré, comprennent que l’effondrement de notre PIB par tête, par rapport à l’Allemagne, est la conséquence de ce désastre industriel, et intègrent le message : plus jamais ça.

La désindustrialisation de la France, 1995-2015, par Nicolas Dufourcq, Editions Odile Jacob, 384 p.

Source : Les Echos, 10/6/2022

09:42 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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