jeudi, 02 janvier 2025
Un grand entretien avec Christian Bouchet, directeur des éditions Ars Magna, de retour du Dombass
Le conflit armé qui oppose la Russie au gouvernement ukrainien est un sujet clivant au sein de notre famille politique et aussi de notre pays. La presse du Système, dans son ensemble, défend sans réserve la cause de Kiev, laissant peu d'espace médiatique à ceux qui ont un point de vue dissonant.
Voilà pourquoi, dans un souci d'équité, nous avons rencontré Christian Bouchet, éditeur bien connu dans les milieux non-conformistes et militant historique de la cause nationaliste, qui était, il y a quelques jours encore, dans le Donbass.
S N
Christian Bouchet, vous avez récemment passé quelques jours au Donbass. Pourquoi et comment ?
J’ai été invité, cet été, par le média Vashi Novosti, a participer à un voyage de presse dans le Donbass. Celui-ci, ouvert aux journalistes traditionnels et aux blogueurs, devait regrouper, hors moi, des représentants du Liban, de la Serbie, des États-Unis, du Cameroun, de l'Inde et de la Slovénie.
Se sont rapidement ajoutées à cela deux autres invitations, l’une à rencontrer Alexandre Douguine à Moscou et l’autre à présenter une contribution au colloque annuel « Philosopher sur la ligne de front » qui devait se tenir à Donetsk au moment même où j’y serai présent.
Face à de telles propositions, comment refuser ? Ce d’autant plus que le Donbass est, depuis 2014, un sujet qui me tient à cœur. Certaines de mes relations politiques s’y sont rendues pour y prendre les armes, je me suis trouvé en désaccord avec d’autres sur les choix qu’elles ont fait le concernant, et je milite au niveau local pour l’association SOS Donbass.
Pourriez-vous rappeler à nos lecteurs quels sont les raisons de cette guerre russo-ukrainienne ?
Ce sont les bolcheviks qui ont dessiné les contours de l'Ukraine moderne et ceux-ci ne correspondent à aucune réalité ethnique, culturelle, historique, religieuse ou linguistique. Dans l’Union soviétique, cela ne posait pas de problèmes majeurs et cela ne va en poser qu’à partir de l’Euromaidan qui, rappelons-le, fut une « révolution orange » proeuropéennes, ayant débuté le 21 novembre 2013 à la suite de la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer l'accord d'association entre l'Ukraine et l'Union européenne au profit d'un accord avec la Russie.
Dans les régions russophones et ethniquement grand-russe de l’Ukraine apparurent alors des mouvements populaires de résistance anti-Euromaïdan qui donnèrent naissance à des soulèvements séparatistes au Donbass et à la naissance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. L’Ukraine essaya alors de réduire militairement celles-ci, la région s’embrasa et, finalement, un cessez-le-feu fut négocié en 2015 (accord de Minsk) qui gela la situation jusqu’en 2022. À cette date, la guerre reprit principalement à cause de l’intention affichée de Zelenski de faire adhérer l’Ukraine à l'OTAN ce qui aurait mis en péril l’existence même de la Russie.
Comment s’est déroulée votre visite ?
Notre délégation était composée de sept personnes, avec un encadrement de qualité – il comptait deux docteurs et un enseignant de faculté – d’un nombre quasi-égal. Quand nous sommes arrivés à Donetsk, s’y est adjoint un groupe non négligeable de journalistes de médias nationaux et locaux. Comme dans les autres voyages de ce type que j’ai pu faire en Libye, en Syrie ou en Iran, nous étions destinés à être à la fois sujets et objets. Agents, espérait-on, du soft power à l’extérieur après nos retours dans nos pays respectifs et agents de validation d’une politique à l’intérieur durant tout notre séjour qui fut largement médiatisé sur les chaînes russes d’information. C’était le jeu, j’en connaissais les règles avant de venir et je les avais acceptées.
Nous avons commencé et terminé notre visite à Moscou qui est à environ 15 heures de route de Donetsk. Cela m’a permis de découvrir sur le trajet les autoroutes russes et le paysage de plaines enneigées infinies qu’elles traversent.
Les choses sérieuses ont commencé une fois que nous avons atteint la République populaire de Donetsk où nous avons visité la capitale éponyme et la ville martyre de Marioupol, où nous nous sommes approchés du front et où nous avons eu des contacts avec les soldats de deux corps-francs, les bataillons Española et Maksim Kryvonos.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé sur place ?
C’est que l’on ne rencontre absolument pas la crise économique liée aux sanctions dont on nous bassine à l’Ouest. La vie des habitants se déroule tout à fait normalement. Les rues sont animées et décorées pour Noël, les boutiques achalandées, les restaurants bondés, on fait la fête le vendredi soir, etc. La guerre n’est pas perceptible au premier abord et les sanctions ne le sont absolument pas.
Et puis, il y a une tout autre chose, non lié à la situation qui nous intéresse, une chose dont nous n’avons plus l’habitude en Occident : la population est culturellement et ethniquement homogène. De tout mon séjour, je n’ai vu ni un émigré maghrébin ou africain, ni un individu aux cheveux bleus faisant de l’exhibitionnisme…
A-t-on cependant conscience de la guerre au quotidien ?
À Moscou, on n’en a absolument pas conscience, mais au Donbass, par contre, elle est bien présente.
À Donetsk, les traces matérielles sont rares mais cependant visibles. On voit encore des immeubles détériorés par des frappes, des impacts de shrapnel ici ou là. Ce qui est le plus frappant ce sont les traces humaines.
J’ai ainsi participé à deux hommages devant des monuments aux morts, non pas de soldats mais d’enfants tués par les bombardements ukrainien. J’ai aussi assisté à un spectacle de cirque – d’une très grande qualité – organisé par le groupe de bikers nationaliste et orthodoxe Notchnye Volki (Les loups de la nuit) pour les enfants du Donbass ayant perdu leur père au combat. Voir tout ces enfants orphelins m’a particulièrement touché.
À Marioupol, ce sont les traces matérielles qui sont les plus marquantes. Même si la reconstruction est bien entamée, des quartiers entiers sont encore à l’état de ruine. Il faut dire que 90% des bâtiments de la ville ont été endommagés ou détruits.
Le plus impressionnant est cependant incontestablement la gigantesque usine sidérurgique d’Azovstal, dans la banlieue immédiate de Marioupol. Là ce n’est que chaos et la situation est telle que l’administration locale a entrepris sa déconstruction, ce qui, nous a-t-on murmuré, est une bénédiction écologique car l’entreprise polluait allégrement la mer d’Azov sur la rive de laquelle elle était implantée.
À Donetsk, a guerre se rappelle aussi à vous par des bombardements par des roquettes HIMARS. Il y en a eu deux durant mon séjour. C’est assez déconcertant à vivre… La ville est dotée d’un dôme de fer, donc vous entendez soudain des explosions dans le ciel et vous voyez des débris tomber en souhaitant qu’il n’y ait personne dessous.
Comme le dôme de fer n’est pas entièrement performant ou parce qu’il ne détruit que les missiles dont la destination est potentiellement dangereuse, certains explosent au sol à des endroits totalement improbables. L’un est ainsi tombé à trois cents mètres de l’hôtel où je résidais. Il n’y avait là absolument rien qui ait eu le moindre intérêt stratégique. Un de nos accompagnateurs a avancé la proximité d’un hôpital pour estimer que c’était vraisemblablement celui-ci qui était visé et nous prouver ainsi à quel point les Ukrainiens étaient des salauds. Pour ma part, je pencherais plutôt pour des tirs au hasard afin de faire peser un stress continuel sur la totalité de la population.
Une autre trace immatérielle de la guerre est constituée par les réfugiés. Il faut quand même savoir que le nombre des réfugiés originaires d’Ukraine en Russie est supérieur au total des réfugiés ukrainiens présents dans tous les autres pays. Leur présence ne saute pas aux yeux dans les rues, mais il existe un certain nombre de centre d’accueil pour les héberger.
J’ai pu en visiter un où étaient surtout présentes des personnes âgées exfiltrées de la ligne de front. Ne se reconnaissant pas dans le régime de Zelenski, elles n’avaient pas voulu suivre les troupes ukrainiennes dans leur repli. Leur durée de résidence dans le centre n’était pas limitée, mais tout était fait pour leur intégration et leur retour à une vie normale.
Vous vous êtes rapproché du front m’avez-vous dit…
Oui, suffisamment pour qu’on nous oblige à porter des gilets pare-balles et des casques lourds, mais tout en restant assez à l’arrière pour n’en avoir qu’une perception auditive : le bruit de fond, dans un lointain assez proche, des explosions d’obus. À quelle distance en étions-nous réellement ? je ne sais pas exactement, à quelques kilomètres, à deux ou trois peut être.
Il y avait là une grande ferme collective, dont les hangars regorgeaient d’engins agricoles. Je crois bien n’en avoir jamais vu autant rassemblés en un même lieu de toute ma vie. Il y avait aussi, un peu plus loin, de petites fermes encore habitées d’un aspect assez archaïque et rassemblées en un hameau. Il n’y aurait eu le bruit des canons, l’environnement aurait été des plus banal.
Et quels ont été vos rapports avec les forces combattantes ?
Avec l’armée régulière, j’ai rencontré très brièvement quelques officiers à Donetsk, mais je n’ai eu aucun contact avec la troupe. Par contre, notre délégation a longuement été reçue par deux corps francs, les bataillons Española et Maksim Kryvonos, a pu partager son repas avec leurs hommes et assister à leur entrainement.
Cela m’a permis de constater la grande hétérogénéité de ces corps francs dont les membres se regroupent par affinité culturelle et idéologique.
Ainsi, si la brigade Piatnachka est considérée comme d’extrême gauche, l’Española relevait plutôt du bord opposé. J’ai eu de ce fait l’occasion de discuter du Livre de Vélès – la Bible des néopaïens slaves - avec un des soldats et les affiches qui couvraient la salle de musculation de l’unité ne laissaient aucun doute sur l’orientation générale puisque Joseph Staline y côtoyait le drapeaux du Old deep south et de très anciennes affiches du ségrégationniste George Wallace.
Quant au nom, l’Española, l’officier chargé de ses relation extérieure m’a expliqué qu’il avait été choisi en référence aux pirates de l’île d’Española (en français Hispaniola) car les membres du bataillon se reconnaissaient en eux. Cette référence est similaire à celle de nos camarades de Casa Pound qui, eux, ont choisi la tortue comme logo en référence à l’île de la Tortue célèbre repaire de pirates séparé par un étroit bras de mer d’Hispaniola.
Cela dit, le bataillon ne manquait pas d’armes et casernait sous les gradins d’un stade de foot où il assurait partiellement son autonomie alimentaire en cultivant son propre potager et en disposant de sa propre boulangerie.
Tout aussi intéressant, le bataillon Maksim Kryvonos m’a donné quant à lui une impression de structuration plus forte. Il est vrai que ses hommes ne se considéraient pas comme des pirates … Sa particularité est qu’il est constitué d’Ukrainiens ethniques soit ayant choisi le camp russe lors du déclenchement de la guerre, soit ayant déserté de l’armée ukrainienne pour rejoindre les forces russes, soit ayant demandé à intégrer le bataillon après avoir été fait prisonniers.
Le discours de ses membres, avec qui j’ai pu librement discuter, était très construit. Ils affirmaient clairement ne pas lutter pour la liberté du Donbass mais pour libérer l’Ukraine du « gang Zelenski » et déclaraient ne pas lutter pour les Russes mais « avec les Russes contre le régime de Kiev ».
Il existe au moins un autre détachement, le bataillon Bohdan Khmelnitsky, qui regroupe lui aussi des Ukrainiens ethniques. Les appellations choisies Maksim Kryvonos et Bohdan Khmelnitsky sont signifiantes puisqu’il s’agit des noms d’importants dirigeant cosaques qui furent à l'origine, en 1648, d'un soulèvement contre la noblesse polonaise, qui dominait alors l’Ukraine, puis signataires, en 1654, du traité de Pereïaslav qui acta la séparation de l'Ukraine de la Pologne et son attachement à la Russie.
Avez-vous une idée de la manière dont la population du Donbass vit tout cela dans son for intérieur ?
Je pense que l’on peut déduire des résultats électoraux un soutien total de la population à la politique menée par Vladimir Poutine.
Lors des dernières présidentielles, si Poutine a obtenu un score de 87,28% au niveau national, il a performé à 95.23% dans la République populaire de Donetsk et à 94.12% dans la République populaire de Lougansk.
Pour ce qui est des parlements locaux, ils sont, eux aussi, totalement acquis à Poutine.
Dans la République populaire de Donetsk, sur 99 députés 74 sont membres de Russie unie, le parti présidentiel. Les autres se partageant entre le Parti communiste de la Fédération de Russie (6 députés), le Parti libéral-démocrate de Russie d’orientation nationaliste de feu Vladimir Jirinovski (6 députés) et un parti de droite libérale Nouvelles figures (4 députés)
Dans la République populaire de Lougansk, sur 50 députés 39 sont membres de Russie unie. Les autres se partageant entre le Parti libéral-démocrate de Russie (5 députés), le Parti communiste de la Fédération de Russie (4 députés) et Russie juste, un parti de gauche populiste et nationalise (2 députés).
Il faut noter que tous les partis d’opposition, à l’exception peut être de Nouvelles figures, soit soutiennent la position de Poutine sur le Donbass et l’opération militaire spéciale, soit ont une vision des choses encore plus radicale.
Vous m’avez parlé, au tout début de notre entretien, d’une rencontre avec Alexandre Douguine et d’un colloque…
J’ai rencontré Alexandre Douguine le lendemain de mon arrivée. Il m’a reçu à l’Institut d’études politiques de Moscou qu’il dirige au sein de l’Université de sciences humaines de cette ville. Il terminait juste la conférence de clôture d’un séminaire de formation politique qu’il avait organisé pour tous les vice-recteurs des universités de Russie.
J’ai découvert à cette occasion que l’on avait récemment attribué aux vice-recteurs une fonction d’animation idéologique dans leur université et que ce symposium avait pour but de leur donner les armes conceptuelles nécessaires. Que cela ait été confié à Alexandre permet de juger de son importance et de la reconnaissance de ses travaux.
Quant au colloque, qui porte le nom de « Philosopher sur la ligne de front », il est organisé chaque année à Donetsk, depuis le début de l’opération militaire spéciale, par le service en charge des écoles militaires supérieures du Ministère de la défense de la Fédération de Russie.
J’y ai fait une intervention sur la vision de la guerre dans les œuvres de Julius Evola et de John Frederick Charles Fuller. Ma phrase de conclusion, une citation de René Quinton, « La guerre est à l’homme ce que l’eau dormante est aux cygnes, le lieu de leur beauté » a suscité une salve d’applaudissement des officiers présents !
Quelles sont vos impressions et vos analyses à votre retour ?
De l’avis de nombreux analystes, il est évident que les Russes ont gagné et que l’Ukraine ne résiste encore que parce qu’elle est soutenue à bout de bras par les États-Unis et l’Union européenne. Que ces aides viennent à cesser ou à se réduire et elle sera obligée de signer un accord de cessez le feu qui confirmera la sécession de la Novorossia et de la Crimée. Or, il semble dans la logique des choses qu’avec Trump les États-Unis se désengagent et que l’Union européenne n’ait guère les moyens psychologiques, militaires et économiques pour aller plus loin.
Or, ce qui m’a surpris, c’est que beaucoup de russes avec qui j’ai pu échanger ne perçoivent pas cela et sont convaincus du contraire et estiment que nous allons vers un affrontement armé Russie-Occident.
En ce qui concerne « les nôtres », une chose me touche particulièrement, c’est l’erreur fondamentale faite par les divers groupes nationalistes d’Ukraine qui ont jeté toutes leurs forces dans cette guerre, qui y ont perdu leurs meilleurs éléments et qui n’en ont absolument rien retiré sinon une quasi disparition politique. Il est quand même confondant que Svoboda n’ait fait que 3% et n’ait obtenu qu’un député aux dernières législatives (en 2019) alors qu’aux législatives de 2012 ce parti pesait 10.5% des voix et obtenait 37 députés.
Ils ont fait à peu près la même erreur que Maurras avec le compromis nationaliste de 1914. Aggravé ici par le fait que la guerre était, dès son origine, ingagnable. Disciple de Vacher de Lapouge, je pense qu’il est des moments où il est préférable de préserver la race et ses reproducteurs en choisissant la paix, quelques désagréables puissent être ses conséquences en termes de frontières.
Et comme certains des leaders nationalistes ukrainiens se revendiquent d’Evola, je crois qu’ils auraient dû, avant de s’engager dans cette guerre, relire Orientations qui leur aurait appris que « c’est dans l’Idée qu’il sied de reconnaître notre véritable patrie. Non le fait d’être d’une même terre ou d’une même langue, mais le fait d’être de la même idée : voici ce qui compte aujourd’hui. Là est la base, là se trouve le point de départ. À l’unité collectiviste de la nation — celle des ‟enfants de la patrie” - telle qu’elle a toujours prédominé depuis la révolution jacobine jusqu’à nos jours, nous autres, en tout cas, nous opposons quelque chose qui ressemble à un Ordre, en hommes fidèles à des principes, en témoins d’une autorité et d’une légitimité supérieures procédant précisément de l’Idée. » Or, il est difficile de penser que l’Ukraine de Zelenski et des prides ait le moindre rapport avec « l’idée ».
Propos recueillis par Guirec Sèvres
Entretien diffusé en Russie sur le site Géopolitika.ru cliquez ici
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