vendredi, 06 octobre 2023
Les céréales ukrainiennes : un cauchemar pour l'Europe
Anne Rovan
« Bien sûr, nous soutenons l’Ukraine. Le souci, c’est que lorsque l’on parle de nos problèmes aux Ukrainiens, ils nous répondent toujours : vous comptez nos poulets et nos tonnes de blé. Nous, on compte nos morts. » Cette confidence de Christiane Lambert, ex-patronne de la FNSEA et actuelle présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles, la première organisation syndicale d’agriculteurs en Europe, en dit long sur l’ampleur des problèmes que pose à l’UE le sujet des produits agricoles ukrainiens. Alors que les Européens parleront ce vendredi des élargissements à venir de l’UE, les difficultés dépassent largement les pays voisins de l’Ukraine, notamment la Pologne et la Hongrie qui ont pris la tête du combat sur le sujet. La Lituanie et la Lettonie, fidèles parmi les fidèles dans le soutien au pays en guerre, ont vu affluer sur leur marché le lait ukrainien, faisant baisser les cours de moitié. Les Pays-Bas doivent composer avec des stocks énormes d’œufs et de volailles ukrainiennes. « Mais comme les Néerlandais sont avant tout des commerçants, ils savent retomber sur leurs pieds », ironise une source européenne. Les producteurs français se retrouvent submergés par les volailles ukrainiennes, essentiellement des poulets. L’Italie a vu arriver sur son marché des quantités énormes de blé tendre « made in Ukraine ». « Il y a un effet domino », résume Irène Tolleret, eurodéputée Renew et membre de la Commission agriculture et pêche au Parlement européen. « Cette histoire de céréales est devenue un vrai cauchemar, un poison pour l’UE », ajoute une source européenne.
Lorsque la Commission annonce au printemps 2022 la levée future des droits de douane sur les produits ukrainiens en- trant dans l’UE - y compris les produits agricoles -, tout le monde ou presque applaudit. Plusieurs diplomates mettent toutefois en garde les voisins de l’Ukraine sur les risques auxquels ils exposent leurs agriculteurs. « On a eu droit à une diatribe polonaise de dix minutes contre tous ceux qui veulent poignarder les héros ukrainiens », se souvient l’un d’eux. Ces diplomates étaient loin d’imaginer les problèmes en chaîne qui allaient se poser. Non seulement aux pays voisins de l’Ukraine (Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie et Slovaquie) qui se sont retrouvés avec d’énormes stocks, mais aussi à nombre d’autres États membres. Les produits ukrainiens étant bien moins chers que les produits européens, il y a eu un effet de substitution dans l’UE et, en bout de chaîne, des prix bien plus élevés pour les clients finaux de l’Ukraine. Quant aux agriculteurs européens, ils ont vu les cours baisser compte tenu de l’augmentation des stocks. « Je me demande s’il n’y a pas une volonté des gouvernements européens de laisser faire pour faire baisser les prix de produits alimentaires », lâche un dirigeant syndical agricole.
À sa décharge, la Commission n’avait guère d’autre choix que d’ouvrir le mar- ché intérieur à l’Ukraine, troisième exportateur de céréales au monde. Il fallait faciliter l’acheminement des céréales ukrainiennes vers ses principaux clients d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. Alors que le transport par la mer Noire semblait compromis, il fallait passer les céréales ukrainiennes par l’UE. À défaut, Bruxelles prenait le risque d’exposer le monde à une grave crise alimentaire. Pour l’UE, le calcul était aussi financier. Plus l’économie ukrainienne continuait de tourner, moins les Européens auraient à débourser d’argent pour soutenir le pays en guerre et financer sa reconstruction, à terme. La Commission a, ’une certaine manière, assez vite anti- cipé les difficultés, en travaillant à la création de couloirs de solidarité, ces voies étanches qui permettraient d’acheminer les produits ukrainiens vers les clients finaux sans qu’ils se dé- versent dans les marchés de l’UE. Mais elles sont compliquées à mettre en œuvre. Et la Russie s’emploie à ce qu’el- les ne fonctionnent pas. « L’effet pervers de tout cela, c’est que Moscou commence à faire des ventes de céréales de gré à gré à des pays tiers, notamment à l’Égypte», souligne un diplomate européen.
Un peu plus d’un an après avoir sauté le pas, quelques mois seulement après avoir renouvelé la levée des droits de douane pour un an de plus - jusqu’à juin 2024, mois des prochaines élections européennes -, la Commission se retrouve dans une situation inextricable. « Vous vous souvenez du sketch de Coluche sur les torchons noués qu’on passe à la machine ? La Commission en est là. Et je ne sais vraiment pas si elle va réussir à défaire tous les nœuds mouillés qu’elle a elle-même créés », tacle un diplomate européen. D’un côté, et même si des solutions sont recherchées avec Kiev, la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie continuent de bloquer les céréales ukrainiennes, contrevenant ainsi à toutes les règles de l’UE. L’Ukraine a réagi fermement, menaçant de porter l’affaire devant l’OMC. Ironie de l’histoire, le commerce étant une compétence exclusive de l’UE, c’est la Commission qui représenterait et défendrait les intérêts de ces trois pays de l’UE face à l’Ukraine si la plainte déposée par Kiev devait prospérer devant l’organisation internationale. De l’autre, dans les autres États membres, les inquiétudes et la grogne commencent aussi à monter parmi les agriculteurs, relayées avec d’infinies précautions par leurs syndicats professionnels. Pas question en effet d’être accusés de remettre en cause le soutien à l’Ukraine ou de faire cause commune avec la Hongrie et la Pologne.
Ils pointent toutefois des difficultés bien réelles. « Les importations de poulet à des pays tiers représentaient 15 % en 2018. Elles atteindront plus de 25% cette année. Sur les six premiers mois de l’année, 120 000 tonnes ont été importées d’Ukraine, contre 70 000 sur la même période de 2022 et 40 000 tonnes sur les six premiers mois de 2021. Il ne faut pas oublier que la filière volaille sort à peine d’une crise sanitaire », s’inquiète Yann Nedelec, directeur de l’Anvol. « On commence à monter au créneau. Depuis un an, le blé tendre importé a fait un bond de 300 % », confie Paolo Di Stefano, qui représente à Bruxelles Coldiretti, le plus gros syndicat agricole italien pour les céréales. Dans un communiqué récent, cette organisation appelle à « une surveillance attentive de couloirs de solidarité pour que les produits parviennent aux pays tiers destinataires ». Même le DBV, le puissant syndicat allemand, commence à faire entendre la même petite musique. Les problèmes passent d’autant plus mal que les représentants des syndicats ont le sentiment d’aider non pas de petits agriculteurs ukrainiens, mais au contraire des géants ukrainiens « détenus par des oligarques et cotés à Chypre». Dans le viseur : le mastodonte MHP qui représente la quasi-totalité des exportations vers l’UE et développe, parallèlement, ses activités dans l’UE. Certains ministres emboîtent le pas des syndicats... À bas bruit. En juillet, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, faisait part de ses inquiétudes face à la concurrence des œufs et des poulets ukrainiens, tout en réclamant « une vraie stratégie d’ensemble ». Son homologue italien a récemment pointé les risques de déstabilisation des filières agricoles. La saga des céréales ukrainiennes donne la mesure des modifications qu’il faudra apporter à la PaC avant que l’Ukraine entre dans l’UE. « Ce sera un travail énorme, soupire un diplomate. Mais nous récupèrerons aussi l’un des poids lourds mondiaux de l’agriculture ».
Source Figaro 5/10/2023
11:38 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | |
Les commentaires sont fermés.