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lundi, 30 octobre 2023

De l’État de droit à des tas de droits

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Pierre-Henri Tavoillot *

L’État de droit et la démocratie sont unis par des liens sacrés. Sans le pouvoir (cratos) de l’État, le peuple est réduit à l’état d’impuissance. Sans le droit, il s’expose à l’injustice, car la loi de la majorité ne saurait l’autoriser à opprimer une minorité ni à bafouer les libertés fondamentales. Mais sans le peuple (demos), l’État de droit est inexorablement entraîné dans une dérive techno-bureaucratique à force d’empiler des règlements toujours plus nombreux et complexes. La démocratie contemporaine est donc un ménage à trois à l’équilibre aussi subtil que délicat, et il faut veiller à ce qu’aucun des conjoints ne prenne le pas sur les deux autres.

Or, c’est cet équilibre qui est aujourd’hui menacé, par le gonflement démesuré du droit. On peut même se demander si l’on n’assiste pas à l’avènement d’un nouveau régime concurrent de la démocratie : la « nomocratie » (ou pouvoir des normes), c’est-à-dire des tas de droits qui s’imposent contre l’État et sans le peuple.

Trois phénomènes me semblent concourir à cette évolution.

Le premier est le plus connu : c’est la défiance à l’égard de la politique. « Tous les arts ont produit des merveilles, disait Saint Just, seul l’art politique n’a produit que des monstres. » Propos surprenant de la part de l’archange de la Terreur, mais qui est devenu l’opinion dominante, y compris chez les élus. Conséquence : honnis par les citoyens, ne s’estimant plus légitimes pour décider, ils sont tentés de se défausser de leurs missions en faisant appel à des « autorités indépendantes » ou en laissant les tribunaux et les cours de justice trancher à leur place. Le succès du terme de gouvernance à la place du démodé gouvernement indique assez ce rêve fou d’un pilotage automatique de la cité... qui vire assez logiquement au cauchemar ! Car, pourquoi faudrait- il voter pour des élus qui n’osent plus agir ? L’abstention massive est l’effet moins d’une prétendue « crise de la représentation » que de ce renoncement du politique à la politique.

Le deuxième phénomène est celui d’un droit mutant – et il excuse en partie les élus incriminés. Car, dans la rase campagne de la désertion politique, dont les citoyens indignés se font les complices, un droit nouveau s’épanouit, tentaculaire et gigantesque. C’est un droit obèse, complexe et dégradé. L’hypertrophie juridique, dénoncée par les Cours elles-mêmes (voir les rapports réguliers du Conseil d’État), est sidérante : elle ridiculise l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi », et, plus encore, l’exigence de la comprendre, puisqu’elle devient illisible même pour le spécialiste. Résultat : au droit protecteur s’est substituée l’insécurité juridique, avec, comme effet pervers supplémentaire, la baisse de qualité. Un droit mou, flou, bavard, langue de bois, bien-pensant... Trop de normes produisent de mauvaises normes qui engendrent plus de normes dans des procédures sans fin et des recours incessants. L’autorité de la chose jugée en pâtit et on comprend que la fonction de décider soit devenue, dans ce contexte, plus délicate. C’est un euphémisme. Le troisième phénomène qui accompagne cette dérive est la montée en puissance d’une idéologie, dont l’expression emblématique se trouve dans la Commission, dite de Venise, intitulée explicitement Commission européenne pour la démocratie par le droit. Organe consultatif du Conseil de l’Europe, créée en 1990 dans l’euphorie de la chute du mur de Berlin, elle considère que la démocratie n’a qu’accessoirement besoin du peuple pour fonctionner et que les seuls vrais démocraties sont en vérité les juges, notamment ceux de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ces idées se diffusent au cœur de l’Union européenne, dans les Cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre tribunal administratif.

Cette doctrine d’un droit sans le peuple et contre l’État a atteint désormais son rythme de croisière. Les cours jonglent avec les principes, en inventent de nouveaux, les appliquent de manière inédite, somment l’État d’agir ou, au contraire, l’empêchent d’agir... Bref, elles font de la politique sous couvert de neutralité juridique. « Si l’État est fort, disait Paul Valéry, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons. » Aujourd’hui nous périssons écrasé sous le droit d’un État impuissant.

Cette doctrine est souvent dénoncée par nombre de juristes et de poli- tiques lucides. Comme eux, je pense qu’elle constitue la menace la plus grave pour nos démocraties libérales, non seulement parce qu’elle nous expose aux séductions autorita- ristes des régimes illibéraux, mais surtout parce qu’elle trahit la promesse démocratique selon laquelle le peuple est maître de son destin. L’impérialisme des droits décourage la capacité d’agir, organise l’impuissance publique et éparpille la volonté générale « façon puzzle ».

Il est donc urgent, pour la paix du ménage à trois, de remettre le droit à sa place, en redonnant de la voix aux voix et de la puissance à l’État. Sinon, l’adage attribué à Cicéron deviendra notre régime de croisière : « Summum jus, summa injuria - Droit extrême, injustice suprême. »

(*) Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, président du Collège de philosophie. Auteur notamment de Qui doit gouverner un peuple roi ?, Odile Jacob, 2021.

 Source :Journal du dimanche 29/10/2023

05:07 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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