mardi, 04 février 2025
Y a du Yalta dans l’air
Renaud Girard
Il y a exactement quatre-vingts ans, le 4 février 1945, s’ouvrait, dans une station balnéaire de la Crimée soviétique, la conférence interalliée de Yalta. Elle dura une semaine, réunissant les leaders des trois grandes puissances qui étaient en train de gagner la Seconde Guerre mondiale : l’Américain Roosevelt, le Britannique Churchill, le Soviétique Staline. Son but était de coordonner les dernières opérations militaires contre les agresseurs allemand et japonais, ainsi que d’organiser la paix mondiale, notamment en Europe. Charles de Gaulle n’avait pas été invité.
Affaibli par la maladie, le président Roosevelt se montra, à la différence de Churchill, d’une naïveté confondante envers le vorace Staline. Le premier dira au second, en parlant du troisième : « Si je lui donne tout ce qu’il me sera possible de donner sans rien réclamer en échange, noblesse oblige, il ne tentera pas d’annexer quoi que ce soit et travaillera à bâtir un monde de démocratie et de paix. »
Cette conférence, où sont entérinées des négociations interalliées antérieures sur le partage de « zones d’influence », va avoir de dramatiques conséquences sur les peuples d’Europe de l’Est, que Roosevelt a abandonné à Staline. Les pays Baltes, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie vont être, contre leur volonté, soumis au joug soviétique. Un système communiste leur sera imposé. Toutes ces nations n’avaient bien sûr pas été invitées à Yalta pour y donner leur avis. Ce système de « souveraineté limitée », comme le théorisera plus tard Brejnev, durera jusqu’à l’implosion de l’Union soviétique en 1991.
Yalta reste le symbole d’une diplomatie où les gros se partagent le monde sans prendre la peine de consulter les petits. Quatre-vingts années plus tard, on a l’impression que cela recommence, avec la Russie de Poutine et l’Amérique de Trump, puissances redevenues ouvertement impérialistes.
Lors de sa conférence de presse du 14 janvier 2025 à Moscou, Sergueï Lavrov a laissé entendre que la Russie pourrait se montrer compréhensive envers l’Amérique sur la question du Groenland, si cette dernière faisait de même sur la question ukrainienne.
Réagissant à la doctrine impériale de Mar-a-Lago, où Donald Trump avait notamment exprimé des vues sur le Groenland, le ministre russe des Affaires étrangères avait conseillé aux Américains et aux Danois d’écouter les résidents du Groenland, « à l’image de ce que la Russie a fait avec ceux de la Crimée, du Donbass et de la Novorossiya ». Les choses sont claires...
La probabilité semble s’accroître pour que Trump et Poutine fassent d’ici l’été un nouveau Yalta, cette fois sur le dos de l’Ukraine. Ni les populations concernées, ni les autres nations européennes ne seraient consultées. Deux signes vont dans le sens de cette hypothèse : le général Kellog, l’envoyé spécial du président Trump sur l’Ukraine, ne s’est toujours pas rendu à Kiev ; la Maison-Blanche a suspendu pour 90 jours toute aide américaine, civile ou militaire, à l’Ukraine.
L’établissement punitif de droits de douane à l’encontre du Canada et du Mexique, décidé le 31 janvier 2025 par le président Trump, montre que ce dernier ne bluffait pas quand il exposait à Mar-a-Lago sa nouvelle diplomatie virile, quand il proposait au Canada de devenir le 51ème État des États-Unis, quand il enjoignait à Panama de revenir dans le giron américain, et au Danemark de vendre le Groenland aux États-Unis.
Avec Trump, on ne perd pas de temps à consulter les pays concernés, à prendre l’avis de ses alliés, à réfléchir à ce que prescrit le droit international, on fonce comme un bélier, on impose sa décision. On agit comme l’Amérique a agi à l’égard des Espagnols à la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion du président McKinley. Ce dernier a été l’un des deux présidents américains à avoir été cité par Trump dans son discours d’investiture le 20 janvier 2025. Le second est le président Théodore Roosevelt, qui était le successeur de McKinley, et qui croyait dur comme fer au darwinisme appliqué aux nations : seules les plus fortes sont appelées à survivre.
Il suffit de contempler une mappemonde, depuis le pôle Nord et non depuis l’Équateur comme on le fait habituellement, pour comprendre que le Groenland a un réel intérêt stratégique pour les États-Unis, dans sa rivalité avec la Russie, ou si l’on voit plus grand et plus loin, avec l’Eurasie.
Le Groenland est vraiment une priorité pour Trump et, sur cette question-là, l’opinion américaine est de son côté. Lorsque le 47e président des États-Unis s’est entretenu avec la première ministre du Danemark, il n’a laissé aucune place à de la diplomatie classique, qui veut qu’on échange ensemble sur une pluralité d’options. L’Américain a simplement demandé son prix à la Danoise. Lorsque, tétanisée, elle a esquissé un refus, Trump lui aurait fait comprendre qu’il avait d’autres moyens de la faire céder...
Pour Tony Corn, grand spécialiste de la diplomatie américaine, l’idée serait aujourd’hui d’offrir à un Groenland devenu indépendant par référendum un « Cofa » (Compact of Free Association) similaire à ce qui existe avec la Micronésie.
Paniquée, sentant qu’il y avait du Yalta dans l’air, la première ministre du Danemark a fait une tournée européenne le 28 janvier 2025, afin de chercher du réconfort, sinon de l’aide. Mette Frederiksen a été notamment reçue par Emmanuel Macron à l’Élysée. On compte sur le président français pour avoir été charitable avec elle, et pour ne pas lui avoir rappelé le mépris qu’elle a toujours affiché pour l’idée macronienne d’« autonomie stratégique européenne ». En 2021, elle avait expliqué à un conseiller de Macron que Copenhague se sentirait toujours plus proche de Washington que de Paris...
Source : Le Figaro 04/02/2025
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