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vendredi, 07 février 2025

Peut-on écrire l’histoire de la nation française sans polémique ?

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Entretien avec l’historien Eric Anceau*

Le Figaro. - Au début de la IIIe République, Fustel de Coulanges disait qu’« écrire l’histoire de France était une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire ». Quel est votre objectif, en proposant aujourd’hui une nouvelle Histoirede la nation française?

Éric Anceau. - L’objectif était de traiter un sujet difficile, mais ô combien crucial, en proposant un récit érudit et sourcé et, de ce fait, qui échappe aux polémiques, mais qui soit aussi abordable par tous nos compatriotes. Lorsque Fustel de Coulanges écrit que «nos historiens, depuis cinquante ans, ont été des hommes de parti » et que « l’histoire est devenue chez nous une sorte de guerre civile en permanence », nous sommes au milieu de la querelle des deux France qui oppose les partisans de la tradition et les héritiers de 1789. La nation est alors instrumentalisée par les uns et les autres. Pour le comprendre, il faut remonter le temps. La nation construite progressivement par les Capétiens pour conforter leur pouvoir a ensuite été l’objet d’une lente sédimentation et de phases de cristallisation, comme la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, l’avènement de la monarchie absolue. Cependant, les Lumières ont remis en cause la symbiose entre le roi et la nation ainsi construite en réclamant l’avènement d’une nation politique, et la Révolution a imposé la souveraineté nationale au détriment de la souveraineté royale. Or, le XIXe siècle voit encore s’affronter les deux France et lorsque Fustel de Coulanges prend la plume nous sommes au début d’une République paradoxale, née de la guerre de 1870, où les monarchistes demeurent majoritaires. C’est un euphémisme de dire que la droite et la gauche d’alors ne conçoivent pas la nation de la même façon et ne lui voient pas le même destin.

Précisément, comment définiriez-vous la nation?

Dix ans après Fustel de Coulanges, en 1882, Renan fait la synthèse des points de vue dans sa conférence à la Sorbonne, « Qu’est-ce qu’une nation ? » Lui-même a beaucoup évolué dans sa conception de la nation : il ajoute alors au partage du « riche legs de souvenirs » de ceux qui la composent et auquel il croyait jusque-là un « plébiscite de tous les jours », car l’Alsace et la Moselle viennent d’être arrachées à la « mère patrie » et il sait bien que, si les Alsaciens et les Lorrains avaient été consultés, ils auraient refusé l’annexion allemande. Le succès de sa conférence s’explique par le fait que ses propos sont en phase avec la pensée dominante des élites dirigeantes de la République en train de triom- pher. Cette définition rejoint celle que propose aujourd’hui l’Académie française : « Une communauté dont les membres sont unis par le sentiment d’une même origine, d’une même appartenance, d’une même destinée. » Un passé, un présent et un avenir communs.

Les querelles sur l’histoire nationale débutent dès les origines, lorsqu’il s’agit de préférer les Gaulois ou les Francs comme ancêtres des Français. Comment expliquer que les premiers aient d’abord été revendiqués par les révolutionnaires, puis par la gauche, avant de devenir l’apanage de la droite ?

Ce mythe des origines lointaines de la nation date du Moyen Âge, car il permet de la légitimer. On remontait déjà aux Francs, aux Gaulois et même aux Troyens, mais, au début du XVIIIe siècle, le comte de Boulainvilliers prétend que les nobles descendent des conquérants francs et le peuple, des Gaulois, pour justifier la domination des premiers et leur prétention à être associés au pouvoir royal. À la veille de la Révolution, l’abbé Sieyès dit que les nobles n’ont qu’à retourner dans leurs forêts de Franconie s’ils refusent de se fondre dans la nation, puis les révolutionnaires encensent les Gaulois. Dès lors, le pli est pris.

Au lendemain de la défaite de 1870, l’opposition entre partisans des Gaulois de gauche et défenseurs des Francs de droite culmine. Pour les républicains, la résistance de Vercingétorix rappelle celle de Gambetta, les Francs, qui sont des Germains, les Allemands. Et, dans le cadre de la lutte contre le cléricalisme, les Gaulois païens sont préférables aux Francs convertis au christianisme à la suite du baptême de Clovis. Au XXe siècle, ces clivages s’estompent. Tout en conservant les Francs au cœur, la droite se rappelle que les Gaulois étaient invoqués par les rois. Aujourd’hui, où certains à droite ont l’impression que tout se délite, ils récupèrent les uns comme les autres!

Des inquiétudes sur l’enseignement de l’histoire nationale apparaissent sous Giscard, écrivez-vous. À cette époque, les socialistes tombaient d’accord avec les gaullistes pour parler de manuels qui  « inculquent à la jeunesse l’oubli du passé national ». La situation a-t-elle changé depuis ?

La IIIe République, qui a achevé de « nationaliser les Français », a développé l’enseignement d’un « roman national» qui est encore proposé aux plus jeunes élèves jusqu’au début des années 1970. Cependant, les idées de Mai 68 infusent. Des activités d’éveil sont substituées à l’enseignement traditionnel, en particulier en histoire. Du socialiste Louis Mexandeau, héri- tier des hussards noirs de la République, à l’ancien premier ministre du général de Gaulle Michel Debré, nombreux sont alors ceux, à gauche comme à droite, qui dénoncent l’abandon de la chronologie, du récit national et des grands hommes. C’est depuis une récurrence de scruter les programmes d’histoire. L’histoire est une passion française, mais il faut dire que l’enjeu est fort.

Vous remarquez que « l’histoire nationale a rarement été aussi invoquée dans le discours public », et pourtant cela ne prend pas. Comment expliquer cette situation paradoxale ?

Comme l’État qui l’a enfantée et la République qui l’a modelée, la nation traverse une crise grave et multi- forme. Nous sommes passés d’un idéal social du vivre en commun au « vivre-ensemble », qui devient trop souvent un « vivre-côte à côte », voire un « vivre-face à face». Nos dirigeants s’en rendent bien compte et, comme ils ont de moins en moins prise sur la marche du monde, ils deviennent de plus en plus communicants. Nous le voyons bien aujourd’hui avec le président Macron, qui bat les records de panthéonisations et de commémorations. S’il est plutôt à l’aise dans l’exercice, cela ne suffit pas. Rappelons-nous les définitions de la nation : elle s’inscrit dans l’histoire, mais elle doit aussi le faire dans le présent et dans l’avenir. Il faut proposer aux Français des politiques publiques robustes et un horizon qui les séduise. En un mot comme en cent, pour que vive la nation, il faut refaire de la politique au sens noble du terme !

(*) Eric Anceau est professeur à l’université de Lorraine et auteur de plus de trente livres. Il vient de publier, Histoire de la nation française. Du mythe des origines à nos jours (Tallandier). Une synthèse ambitieuse sur un sujet passionnant.

Source : Le Figaro 06/02/2025

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