Didier Lecerf
Les résultats du 1er tour
Dynamisme du bloc "gauche" et tassement du bloc "droite".
Le 21 avril 2022, dans sa tribune de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, l’historien Franck Ferrand remarquait : « (…) Depuis des années, les observateurs de la vie politique répètent que la France n’aurait jamais été à ce point conservatrice ; que les candidats droitiers rassembleraient à tout scrutin une écrasante majorité. (…) Est-ce bien certain ? Certes, les scores cumulés de Macron, Pécresse, Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan représentent les deux tiers des suffrages exprimés. Mais en faisant la part du centrisme chez les deux premiers, du populisme chez les trois autres – tendances qui ne relèvent pas à proprement parler de la droite -, une estimation plus réaliste ramènerait le camp conservateur à 25% environ, soit seulement un électeur sur quatre ! En additionnant, en revanche, les scores d’Arthaud, Poutou, Hidalgo, Roussel, Jadot et Mélenchon – 32% - à ce qu’il peut y avoir de centre gauche chez Macron et d’ouvriériste chez Le Pen, on ne doit pas être loin de la moitié de la population votante… Reste à situer un quart du corps électoral, qu’on doit pouvoir assimiler au centre irréductible. À la lueur de tels résultats, qui pourrait encore prétendre que la France se situe délibérément à droite ? La vérité, c’est qu’elle penche bien à gauche, et sans ambages ».
Malheureusement, les chiffres lui donnent raison.
Si l’on inclut Emmanuel Macron dans le bloc "gauche", celui-ci a rassemblé un peu plus de 21 millions d’électeurs (43% des inscrits et un peu moins de 60% des exprimés) soit près de 13% de plus qu’en 2017. Face à ce bloc "gauche", le bloc "droite" a totalisé environ 14 millions de suffrages (près de 29% des inscrits et 40% des exprimés) soit environ 18% de moins qu’en 2017 et près de 33% de moins que le bloc "gauche" (6,8 millions de voix d’écart entre les deux).
Si on met à part Emmanuel Macron (dont les électeurs proviennent aussi bien de la gauche social-démocrate que de la droite libérale libertaire), les candidats clairement marqués à gauche et à l’extrême gauche (Mélenchon, Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou, Arthaud) ont totalisé 11,2 millions de voix (23% des inscrits et près de 32% des exprimés), soit 1,2 million de plus qu’en 2017 (+12,5%). Ce score représente environ 2,9 millions de voix de moins que celui de l’ensemble des candidats classés à droite et à l’extrême droite (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan, Pécresse, Lassalle). Mais par rapport à 2017, on constate que le bloc des premiers a bénéficié d’une plus forte mobilisation, tandis que le bloc des seconds a connu un net tassement de son résultat global : en 2017, le total "droite" était 1,74 fois plus élevé que le total "gauche", contre 1,25 fois en 2022 ; ainsi, d’une élection présidentielle à l’autre, l’excédent de voix en faveur de la droite a été divisé par 2,5…
Progression du "bloc national" grâce à Zemmour et stagnation de Marine Le Pen à un peu plus de 16% des inscrits.
De 2017 à 2022, l’ensemble de la "droite" (hors Macron) a perdu 3,2 millions voix (-18,6%). En son sein, les LR ont perdu 5,5 millions d’électeurs (-77%), qui se sont soit abstenus, soit reportés sur Zemmour ou sur Macron ; le "bloc national" (Marine Le Pen-Nicolas Dupont-Aignan en 2017 - Marine Le Pen-Nicolas Dupont-Aignan-Éric Zemmour en 2022) en a gagné un peu moins de 2 millions (+21%) – essentiellement grâce à Zemmour - et Jean Lassalle (le seul à ne pas avoir souffert du "vote utile") 0,67 million (+153%).
De 2012 à 2017, le score du "bloc national" a augmenté d’un peu moins de 33%, soit 1,67 fois plus que l’augmentation de celui de Marine Le Pen (+19,6%) – tandis que le score de Nicolas Dupont-Aignan a augmenté de 163%...
De 2017 à 2022, alors que le score du "bloc national" a augmenté de 21%, celui de Marine Le Pen a augmenté d’un peu moins de 6%, et ceux, cumulés, d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan (par rapport au score de NDA en 2017) de 89%). Le score du « bloc national » a donc progressé 3,54 fois plus que celui de Marine Le Pen seule, essentiellement grâce à Éric Zemmour qui a attiré de nombreux électeurs LR, Nicolas Dupont-Aignan ayant perdu 57% de ses voix de 2017.
Ainsi, de 2012 à 2022, la progression du "bloc national" a été due surtout à l’offre politique autre que celle de Marine Le Pen et du RN (Nicolas Dupont-Aignan ou Zemmour). Ces autres candidats "nationaux" ont permis d’attirer dans ledit "bloc national" des électeurs qui ne se reportent pas volontiers sur Marine Le Pen pour diverses raisons. Il est ainsi certain que l’essentiel des 2,5 millions de suffrages obtenus par Éric Zemmour sont ceux d’électeurs ayant voté précédemment pour LR et qui l’auraient fait cette fois encore (ou auraient voté pour NDA) si Zemmour ne s’était pas présenté.
En 2017, le "bloc national" a attiré un peu moins de 20% des électeurs inscrits (16,1% pour Marine Le Pen et 3,5% pour Nicolas Dupont-Aignan). En 2022, il en totalise 23,3% (16,7% pour Marine Le Pen, 1,5% pour Nicolas Dupont-Aignan et 5% pour Éric Zemmour). On peut ainsi constater que, de 2017 à 2022, Marine Le Pen stagne à un peu plus de 16% des inscrits et qu’en 2022 la progression du "bloc national" est due à l’irruption d’Éric Zemmour dans la campagne…
De 2017 à 2022, Nicolas Dupont-Aignan perd près de 970 000 électeurs et Marine Le Pen en gagne 455 000 environ. Si on considère que ces derniers proviennent de l’électorat de NDA, et que les autres électeurs perdus par ce dernier se sont reportés sur Zemmour, on peut raisonnablement considérer que les autres 1,9 millions d’électeurs de Zemmour proviennent de LR. Ce qui implique que 3,5 millions d’électeurs LR se sont reportés sur Macron ou se sont abstenus… Éric Zemmour a donc permis une nouvelle progression du "bloc national", mais n’a réussi à attirer qu’environ 35% des électeurs perdus par LR…
Un Éric Zemmour victime du vote utile et des événements mais qui a réussi à mobiliser une force qui compte.
Les 5% des électeurs inscrits - soit 7% des suffrages exprimés – obtenus par Éric Zemmour ont été une réelle déception pour tous ceux qui ont soutenu sa candidature de salut public. Mais la déception n’est ni le découragement ni le renoncement. D’autant que le fondateur de Reconquête! a été victime surtout de facteurs externes - et non internes – à sa campagne. La guerre en Ukraine, le retour de l’inflation et les inquiétudes des Français pour leur pouvoir d’achat, ainsi que le vote utile en faveur de Marine Le Pen, voire d’Emmanuel Macron, amplifié par les sondages à répétition et la crainte de voir Mélenchon se qualifier pour le second tour, expliquent en grande partie la fonte des intentions de vote en sa faveur et son résultat final… Mais les 2,5 millions de voix qui, malgré tout, se sont portées sur lui, la ferveur des dizaines de milliers de Français rassemblés dans les meetings, les millions de vues sur YouTube, les 125 000 adhérents du parti, les millions d’euros engrangés, l’énergie déployée durant la campagne par les milliers de militants qui, spontanément, se sont mobilisés ou encore les 20 000 jeunes enthousiastes de Génération Z représentent, pour l’avenir, une force et un espoir incontestables. À condition qu’ils sachent être patients et faire le dos rond, en attendant les futurs succès du « vote vital » (que les évolutions en cours rendent nécessaire… et probable).
Progression du président sortant… malgré son bilan.
De 2017 à 2022, Emmanuel Macron a vu son nombre d’électeurs passer de 8,6 à 9,8 millions. Malgré ses sorties intempestives, ses contradictions, ses reniements ; malgré les conséquences du "en même temps" et du "quoi qu’il en coûte" ; malgré la crise, non soldée, des gilets jaunes ; malgré les diverses affaires (Benalla, Alstom ou encore McKinsey) ; malgré le grand déclassement et le grand remplacement… Malgré, aussi, une large offre sur sa gauche, avec les candidatures de Mélenchon, Jadot, Roussel, Hidalgo, Poutou et Arthaud (voire Le Pen). Ainsi, au terme des cinq années de son premier mandat, dommageable pour la France, à plus d’un titre, il a réussi à gagner 1,1 million de voix (+13% d’électeurs), grâce, pour l’essentiel, à un réflexe de "vote utile" (qui, selon un sondage OpinionWay, a concerné 34% - soit 3,3 millions - de ses électeurs, constitués, pour une grande part, des macron-compatibles de la "droite" LR).
Affirmation et renforcement d’une néo-gauche marxisante, radicale, woke, intersectionnelle et islamo-gauchiste.
Par rapport à 2017, l’ensemble de la gauche hors Macron a gagné 1,2 million de voix (+12,5%). Celles-ci proviennent, pour partie, de nouveaux électeurs qui n’ont pas voté en 2017…
Au sein de ce bloc "gauche", l’ensemble formé par LFI, EELV et le PC a gagné 3 millions de voix (+43,6%) – Pour rappel, Jean-Luc Mélenchon, en 2017, était soutenu par les verts et les communistes.
Le lider maximo de la France insoumise, à lui seul, a engrangé 7,7 millions d’électeurs, soit près de 16% des inscrits et 22% des exprimés, gagnant ainsi environ 652 000 voix (+9%) par rapport à 2017, grâce, en grande partie au vote utile (50% de ses électeurs – soit 3,8 millions - déclarant avoir voté pour lui pour cette raison, selon le sondage OpinionWay déjà cité). Il a manqué le second tour de 421 000 voix, soit environ 14% seulement du total obtenu par Jadot, Roussel et Hidalgo (ce qui n’a pas empêché la formation de la Nupes).
L’électorat du Parti socialiste "historique" a connu une nouvelle hémorragie. D’Hamon à Hidalgo, 1,6 million de ses électeurs (soit une perte de 73% des voix de 2017) ont été siphonnés par Macron, Mélenchon, mais aussi Jadot et Roussel (EELV et PC soutenant le chef des Insoumis, il y a cinq ans). Quant aux trotskistes du NPA et de LO, ils ont perdu près de 161 000 voix (soit un recul d’un peu plus de 25%) – 32% de voix en moins pour Poutou et 15% pour Arthaud.
Ces 1,8 million de voix perdues par les socialistes et les trotskistes se sont reportées massivement sur Mélenchon, Jadot et Roussel.
Les résultats du 2e tour
Vote "utile" et tassement de l’écart entre Macron et Le Pen
Lors du premier tour de 2017, les 9 concurrents de Macron et Le Pen avaient rassemblé sur leur nom 19,7 millions d’électeurs (soit une moyenne de 2,18 millions d’électeurs pour chacun d’eux). Au moment du second tour, 7,7% de ces derniers s’étaient abstenus, près de 16% avaient voté blanc ou nul, 15% avaient choisi Le Pen et plus de 61% Macron. Le 10 avril dernier, les 10 concurrents de Macron et Le Pen ont attiré 17,2 millions d’électeurs, soit 2,5 millions de moins qu’en 2017 (et une moyenne de 1,72 million d’électeurs pour chacun d’eux, soit 0,46 million de moins qu’en 2017 : une différence qui montre bien l’impact du vote "utile"). Quinze jours plus tard, ceux-ci se sont répartis comme suit : 4,8% se sont abstenus, 13% ont voté blanc ou nul, près de 30% ont voté Le Pen (deux fois plus de reports en sa faveur qu’en 2017) et 52% Macron (1,17 fois moins de reports en sa faveur qu’il y a cinq ans).
Entre le 1er et le 2e tour de 2017, Emmanuel Macron avait gagné 12 millions de voix (+139,6%) et Marine Le Pen 2,9 millions (+38,5%). Entre le 1er et le 2e tour de 2022, Macron en a gagné 1,34 fois moins et Le Pen 1,74 fois plus.
Par rapport à son score du 2e tour de 2017, Macron a perdu un peu moins de 2 millions de voix (-9,5%). Il est passé de 43,6% des inscrits et 66% des exprimés (soit 20,7 millions de voix) à 38,5% des inscrits et 58,5% des exprimés (soit 18,7 millions de voix). Le Pen, en revanche, en a gagné 2,6 millions (+25% environ). Elle est passée de 22,3% des inscrits et 34% des exprimés (soit 10,6 millions de voix) à 27,2% des inscrits et 41,5% des exprimés (soit près de 13,3 millions de voix).
Aussi l’écart entre les deux finalistes s’est-il réduit. En 2022, il était encore d’environ 5,5 millions de voix, mais il était 1,8 fois moins important qu’en 2017 où il atteignait 10,1 millions de voix.
Mais pour Le Pen, une « éclatante victoire» ou une « éclatante défaite » ?
Pour autant, peut-on considérer que Marine Le Pen, comme elle l’a proclamé, a remporté « une éclatante victoire » ? La réponse à cette question nous a été donnée, me semble-t-il, par le rédacteur en chef culture de Valeurs actuelles, Laurent Dandrieu, dans le numéro du 28 avril 2022 : « (…) Longtemps, (sa) campagne (…) aura fait illusion : protégée par le paratonnerre Zemmour qui prenait à sa place les foudres de la diabolisation, elle a pu donner l’impression de faire une bonne campagne en ne faisant pas campagne. Mais une fois dans le dur du second tour sont apparues en pleine lumière les failles d’un discours qui ne proposait qu’un almanach de mesures catégorielles, sans être jamais capable de produire une vision susceptible de fédérer les Français autour d’un projet commun ni de parler vraiment de la France. (…) Marine Le Pen a paru, des mois durant, vouloir capitaliser sur le rejet d’Emmanuel Macron plutôt que sur l’adhésion à son projet, oubliant que, malgré une image adoucie, elle faisait l’objet d’un rejet similaire et qu’il était naïf de penser que le changement du nom du FN en RN allait suffire à faire oublier le nom Le Pen, qui demeure pour beaucoup un repoussoir irrationnel. L’éclatante défaite de Marine Le Pen sanctionne aussi son inaptitude à rassembler. Incapable de faire vivre ensemble les différentes nuances de la droite nationale, elle a créé un vide qui a engendré la candidature Zemmour (…). Entre les deux tours, tout entière à sa stratégie de draguer l’électorat mélenchoniste et obéissant à sa vieille allergie pour la droite, Marine Le Pen a ostensiblement ignoré les électeurs de ce bord-là (…). Mais surtout, (…) cette défaite sanctionne un échec personnel : plus lisse, elle n’est pas apparue beaucoup plus crédible qu’il y a cinq ans. (…) Candidate par défaut d’un camp national dont elle n’a jamais su déclencher l’enthousiasme, elle a fait une fois de plus la preuve de son incapacité à gagner l’élection suprême (…) ». On ne saurait mieux dire…