mercredi, 06 mai 2020
Une crise qui modifie notre rapport au progrès
Par Sophie Amsili
Depuis plusieurs semaines, sur une grande partie de la planète, les usines sont restées portes closes, les voitures n’ont pas quitté les garages, le ciel s’est quasiment vidé de ses avions et la pollution de l’air a chuté, tout comme le bruit des villes. Des canards ont réinvesti des rues de Paris, quand celles de San Francisco voyaient réapparaître quelques coyotes. Qui n’a pas entendu un proche se réjouir de cette « pause » ? D’un retour à la nature qui serait, somme toute, une contrepartie bienvenue à la crise générée par la pandémie de coronavirus. « La pause actuelle donne l’impression d’une rupture dans un cycle et l’occasion de mettre à plat ce qui est utile dans la société et ce qui ne l’est pas », confirme Vincent Bontems, philosophe et chercheur au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Pour le chercheur, ces questionnements sont les « symptômes d’une crise culturelle », notamment autour d’une notion qu’il a beaucoup étudiée : le progrès.
Le progrès nous a-t-il menés trop loin ? Qu’attend-on encore de lui ? Le Larousse le définit comme l’« évolution régulière de l’humanité, de la civilisation vers un but idéal ». Avant le XVIe siècle, le progrès désignait une simple avancée, mais Francis Bacon lui a ajouté une dimension qui ne l’a jamais quitté : l’accumulation de connaissances pour aller vers le meilleur. Qu’il s’agisse du confort, de la santé, la paix, la liberté, la sécurité ou encore la morale. L’idée a de quoi faire rêver. Pourtant ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les chercheurs Etienne Klein et Gérald Bronner ont étudié ses occurrences dans les dis- cours publics français : à partir des années 1980, le terme se fait plus rare pour céder la place à un autre, plus ancien : « l’innovation ». D’après leurs travaux, en 2007, tous les candidats à la présidentielle évoquaient encore la notion de « progrès ». Ce n’est plus le cas en 2012.
« L’innovation est pourtant une conception très dégradée de l’idée de progrès », explique Etienne Klein, philosophe des sciences et égale- ment chercheur au CEA. « Le progrès, c’est accepter de sacrifier son présent personnel au nom des générations futures. Il s’appuie sur l’idée que le temps est notre allié », poursuit-il. A l’inverse, l’innovation est perçue comme une « condition de survie » pour répondre aux défis de l’avenir. C’est le pessimisme grandissant sur l’avenir de l’humanité qui a détrôné l’idée de progrès. Interrogé sur le bilan de la décennie 2010- 2020 qui vient de s’achever, Pierre Dockès, spécialiste de l’histoire de la pensée économique, évoque une « rupture eschatologique » : « Jusqu’à la fin du XXe siècle, malgré des périodes de doutes, on avait tendance à croire que l’âge d’or était devant nous, expliquait-il. Aujourd’hui, on pense que demain sera moins bien et que nos enfants auront moins que nous. »
Le progrès n’a pas fait disparaître les inégalités. Il n’a pas non plus mis à terre les régimes autoritaires. Surtout, il est désormais posé comme « contre la nature », en puisant et épuisant les ressources de la planète dans une fuite en avant sans issue. L’avenir inquiète, au point qu’on ne l’évoque même plus. « L’horizon temporel s’est rétréci, on ne parle plus de 2050 ni de 2100 », note Etienne Klein. Si ce n’est sur d’effrayants graphiques montrant les catastrophes écologiques à venir.
Pour croire de nouveau en notre avenir, il faut revoir notre définition du progrès qui a dérivé au cours de l’histoire, argumente Vincent Bontems : les machines, qui étaient cesées nous faire effectuer autant de tâches avec moins d’énergie et en moins de temps, nous servent en fait à en faire toujours plus, explique-t-il. Le progrès technique doit nous permettre de « décélérer », et non l’inverse, résume le chercheur, s’appuyant sur les travaux du philosophe Gilbert Simondon. Mais d’autres logiques sont entrées en jeu : la compétition, la recherche de puissance et de profit... et le progrès a fini par se confondre avec la croissance économique.
Doit-on alors se réjouir de la décélération brutale imposée par le con- finement, et prôner la décroisance ? Pour Vincent Bontems, cette opposition entre croissance et décroissance est « simpliste ». Le progrès n’est en effet ni le retour au silence et à l’air pur que nous connaissons actuellement, ni l’accumulation continuelle à l’œuvre depuis des décennies. Le « monde d’après » la crise du coronavirus, s’il en émerge un, doit en forger sa propre définition. « Nous savons ce que nous voulons éviter – les épidémies, le changement climatique... –, mais nous ne savons pas ce que nous voulons », résume François Gemenne, chercheur en sciences politiques à l’université de Liège et membre du GIEC, le groupement international d’experts sur le climat. « On a associé le progrès à l’idée de plus, alors que le grand défi est de l’associer à celle de mieux », poursuit-il.
La crise actuelle pourrait nous y aider. « En quelques semaines, elle a modifié notre rapport au futur », salue Etienne Klein, qui note qu’« on n’entend plus les climatosceptiques et collapsologues, car on pense à l’après-crise et non plus à la fin du monde ». Un premier pas vers une vision plus optimiste d’un destin commun qui pourrait profiter à tous
Source : Les Echos 6/05/2020
10:00 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | |
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