mercredi, 06 mai 2020
On refait le monde*
Par Eugénie Bastié
« Le choléra nous est arrivé dans un siècle de philanthropie, d’incrédulité, de journaux, d’administration matérielle », note Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. « Il s’est promené d’un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf. » En 1832, on croyait que sous le soleil de la monarchie de Juillet s’épanouiraient enfin les fleurs de la prospérité, l’urbanisation, la révolution scientifique, l’industrialisation. Las, dans le ventre de Paris, le choléra semait la mort comme dans les temps médievaux. En 2020, c’est dans le « nouveau monde » de la « start-up nation » que se promène d’un air malin le coronavirus, obligeant une nation avancée et mo- derne, une puissance mondiale, à recourir à la pratique primitive de la quarantaine généralisée. Libéralisme, alliance des bourgeoisies, saint-simonisme, barricades et maintenant épidémie : décidément, le dernier président de la mondialisation, Emmanuel Mcron, aura eu plus d’un point commun avec le dernier roi de France, Louis-Philippe.
À l’époque du choléra, les ultras favorables à un retour strict de l’Ancien Régime voyaient dans le fléau le doigt de Dieu punissant l’usurpateur, tandis que les républicains en embuscade fustigeaient l’impéritie de la monarchie et plaidaient la cause de l’hygiénisme pour assainir les foyers d’infections qu’étaient les logements insalubres de la capitale. Aujourd’hui, on n’invoque plus la punition divine mais le juste châtiment d’une mondialisation libérale, on ne pointe plus l’insalubrité publique mais le démantèlement de l’État providence. Dans le pays de Descartes et de la tabula rasa, le démon de la théorie se déchaîne. Est-ce parce que la réclusion fait chauffer les imaginations ? Que chacun, enfermé dans son poêle, refait le « monde d’après » à loisir par tribunes interposées, sans que la contradiction ni la conversation ne viennent polir ces échafaudages théoriques ? Ou bien parce que la crise du coronavirus intervient dans une vie des idées déjà extrêmement bouillonnante et clivée ? Reste que jamais dans l’histoire une rupture ne s’est pensée aussi intensément et immédiatement.
Les penseurs carburent. Les utopistes déroulent leurs cités idéales sur les ruines fumantes de l’économie tandis que les déclinistes affirment qu’ils avaient eu raison trop tôt. Certains sont plus modestes. « Oserais-je le dire ? Je ne crois pas que la philosophie nous soit d’aucun secours aujourd’hui », dit par exemple l’essayiste Adèle Van Reeth dans un « tract de crise » chez Gallimard. Dire qu’on ne peut rien dire, reduire toute tentative d’analyse à une manifestation grossière de l’esprit de système est devenu du dernier chic dans certains cercles de pensée. Car si on peut, comme Tocqueville, haïr « ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale », reste qu’il est dans la nature de l’homme de ne pas se sou- mettre aux caprices du destin et de vouloir sans cesse tirer des leçons de ce qui lui arrive. «Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent », disait Lénine. La crise du coronavirus a été un formidable catalyseur de la vie intellectuelle, accentuant des clivages établis, accélérant des recompositions en cours, convertissant certains cœurs, voyant le retour de vieilles idées émigrés, ou bien la péremption de certaines qu’on croyait nouvelles. Virus de droite, virus de gauche, chacun voit dans la maladie l’aube d’un « monde d’après » redessiné selon ses plans.
(*) le titre est de la rédaction. Le titre originel est Souverainisme, libéralisme ou gauche radicale…Six familles de pensée face au virus.
Source : Le Figaro 06/05/2020
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