dimanche, 26 octobre 2025
L’Europe, périphérie du monde

Gérard Araud*
Gérard Araud a accordé un entretien au Journal du dimanche dont nous avons extrait la partie suivante qui nous a paru la plus intéressante.
Le chef d’état-major des armées a affirmé devant les députés de la commission de la défense que l’armée française devait être « prête à un choc dans trois, quatre ans » face à la Russie, qui « peut être tentée de poursuivre la guerre sur notre continent ». Y a-t-il lieu de tirer le signal d’alarme ?
Avec l’invasion russe en Ukraine, nous sortons de 77 ans de paix et de prospérité sur le continent européen – sans doute la période la plus heureuse qu’ait connue l’Europe depuis la chute de l’Empire romain. C’est la fin d’une époque pour les Occidentaux. La guerre est de retour, et nous n’arrivons pas à la comprendre car nous sor- tons d’un paradis anhistorique. La logique éternelle et archaïque de la guerre nous revient en pleine face. Si l’Ukraine s’effondre – car elle peut s’effondrer à tout moment, en dépit des efforts courageux des soldats ukrainiens sur le front –, que va-t-il se passer ? Les Russes ne vont pas lancer leurs chars sur la Pologne. Le risque se situe plutôt du côté des pays baltes : Estonie, Lituanie, Lettonie. Que se passera-t-il si la Russie décide d’occuper une ville estonienne à sa frontière, par exemple la ville de Narva ? Les Estoniens se précipi- teront à Bruxelles pour demander la garantie de sécurité de l’Otan. Les États-Unis feront-ils la guerre pour l’Estonie ? Les Français sont- ils prêts à mourir pour l’Estonie ? J’en doute fortement. Poutine prouverait ainsi que l’article 5 du traité de l’alliance transatlantique n’a en réalité aucune valeur. La réa- lité géopolitique du continent s’en trouverait bouleversée.
Donald Trump a annoncé cette semaine des sanctions américaines « très lourdes » contre les groupes pétroliers russes Rosneft et Lukoil. Est-ce suffisant pour faire fléchir Vladimir Poutine en vue d’éventuelles négociations de paix ?
Donald Trump a de nombreux défauts, mais je pense qu’il est profondément pacifiste et qu’il veut la paix en Ukraine. Il ne veut plus que les États-Unis s’engagent dans des opérations militaires de long terme. La clé de la paix en Ukraine, c’est évidemment la Rus- sie : Poutine va-t-il ramasser ses gains et se contenter des conquêtes territoriales actuelles ou a-t-il l’in- tention d’aller plus loin encore ? Trump veut se désengager et les Européens ne vont pas se sacrifier pour Kiev. Quel intérêt Poutine aurait-il à négocier ? Il est per- suadé qu’il va gagner la guerre et qu’il pourra faire de l’Ukraine une seconde Biélorussie, c’est-à-dire un État vassal. La Russie ne fait qu’appliquer sa politique étrangère éternelle, qui consiste à former un glacis sur ses frontières occidentales. Je ne connais aucun Russe qui considère que l’Ukraine soit un pays indépendant. Pour tous les Russes, il est évident que l’Ukraine doit au minimum être rattachée à leur sphère d’influence. Mais il faudra bien négocier un jour ou l’autre avec Poutine. Je ne connais que deux manières de mettre un terme à une guerre : la victoire totale et écrasante de l’un des deux belligérants, ou la négociation. Or, la victoire totale ne peut être que russe, elle ne sera pas ukrainienne. Nous avons donc tout intérêt à négocier avec la Russie.
Quelle donne géopolitique imaginez-vous sur le continent européen dans les années à venir ?
L’ère néolibérale que nous avons connue pendant quarante ans est finie. Elle s’est achevée avec le Brexit en 2016. Le protectionnisme est de retour. Or, le problème que nous avons en Europe, c’est que la Commission européenne, qui n’administre aucun territoire, n’existe que par la création de normes dans le culte du libre-échangisme. Il faudra changer profondément le logiciel de l’Union européenne si l’on veut l’adapter à l’époque dans laquelle nous vivons désormais. La guerre en Ukraine dure depuis plus de trois ans et l’Europe produit trois fois moins de munitions que la Russie avec un PIB pourtant cinq à six fois supérieur. L’Europe produit autant de munitions que la Corée du Nord, qui a le PIB de l’Isère. À titre personnel, je n’ai jamais cru à l’idée d’une Europe géopolitique. Il ne peut y avoir d’unité stratégique entre vingt-sept pays dont les intérêts économiques et géographiques divergent parfois radicalement. La Russie n’est pas perçue de la même manière selon que l’on se situe à Lisbonne ou à Varsovie.
Vous écrivez dans votre livre que « le destin du monde ne se jouera ni en Ukraine ni au Moyen-Orient, mais en Asie, où se font face les deux superpuissances des décennies qui viennent ». Pour quelle raison la région indo-pacifique concentre-t-elle tous les enjeux diplomatiques, économiques et militaires des années à venir ? Quel rôle pour l’Europe dans tout cela ?
Ce qui est certain, c’est que l’Europe devient une périphérie du monde. La révolution technologique ne se joue pas sur notre continent, mais en Californie et en Chine. La vraie menace aux yeux des Américains, ce n’est pas la Russie, c’est bien sûr la Chine. La grande différence avec la guerre froide, c’est que les échanges économiques entre la Chine et les États-Unis sont permanents et représentent chaque année plus de 600 milliards de dollars d’importations et d’exportations – là où les échanges américains avec l’URSS étaient nuls. Il y avait un rideau de fer en Europe, mais il n’y aura pas de « rideau de bambou » sur le continent asiatique. La nouvelle guerre froide sera essentiellement commerciale et économique, et tout porte à croire que les Américains nous demanderont de prendre parti et tenteront de nous tordre le bras. Par crainte de représailles commerciales sur les droits de douane ou de mesures de rétorsion sur l’aide militaire à l’Ukraine, je gage que certains pays européens céderont à toutes les exigences américaines. Et pour cause : le rapport de force ne plaide pas en notre faveur.
(*) Gérard Araud est diplomate, aujourd’hui à la retraite. Il a été ambassadeur de France aux Etats-Unis (2014-2019), représentant permanent de la France auprès de l’ONU à New York (2009-2014). Il a également été ambassadeur de France en Israël de 2003 à2006. Gérard Araud est connu pour son franc parler, d’autant qu’il n’est plus soumis au devoir de réserve. On tient à signaler que nous n’avons pas toujours, loin s’en faut, partagé ses opinions. Il est l’auteur de Leçons de diplomatie, la France face au monde qui vient, Tallandier, 304 p., 22,50 €.
Source : Journal du dimanche 26/10/2025
09:50 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) |
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