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mardi, 13 juin 2023

La dissuasion nucléaire est une trop belle légende

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Jean-Pierre Dupuy*

 

En quoi la guerre nucléaire est-elle « une guerre qui ne peut avoir lieu » ?

Aujourd’hui, le discours qui entoure l’arme nucléaire la présente comme une arme de non-emploi. Sa puissance démesurée exclut que quiconque puisse un jour songer à la faire exploser au-dessus d’une population civile. Elle n’a qu’un but : dissuader les autres puissances nucléaires d’utiliser la leur. Telle est la bonne nouvelle : la simple existence de l’arme nucléaire est ce qui en fait un instrument de dissuasion. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter. La guerre nucléaire n’aura pas lieu, parce qu’elle est impossible. La preuve, nous répète-t-on, depuis le 9 août 1945, date de la destruction de Nagasaki au Japon, elle n’a pas eu lieu.

Tout cela est une trop belle légende. C’est un discours irresponsable, dangereux, au point d’en être inacceptable. Une guerre nucléaire en Europe est peu probable, certes, mais elle est possible. Et avec la guerre qui se dessine entre la Russie et l’Otan, nous en sommes plus près que nous ne l’avons jamais été pendant la guerre froide. Quand les enjeux sont aussi énormes, il convient de tenir le possible pour une éventualité qui est destinée à devenir réelle, et cela afin de se donner une chance de l’en empêcher.

Comment expliquez-vous que l’on discute peu de cette question en France ?

En France, très peu de penseurs indépendants s’intéressent à la guerre nucléaire. Il y a eu Raymond Aron, René Girard, et aujourd’hui Benoît Pélopidas, chercheur à Sciences Po. Dans les médias, dont beaucoup sont aux mains de dirigeants du complexe militaro-industriel, ceux qui s’expriment sur ce sujet travaillent, directement ou indirectement, pour la force de frappe française. Cela les conduit à minimiser le risque, à la diférence des penseurs et des stratèges américains.

Prenons un exemple. Fin mars, Vladimir Poutine a annoncé qu’il allait installer des missiles tac- tiques en Biélorussie. Immédiatement, à la radio, un général français invité à commenter cette actualité a expliqué qu’un armement tactique était un armement de faible puissance explosive et de faible portée. Pourtant, la puissance de ces armes peut atteindre sept fois celle de la bombe de Hiroshima et détruire Manhattan. Quant à leur portée, elle peut atteindre 5 500 km. Depuis la Biélorussie, vous couvrez toute l’Europe. Qu’un général français puisse ainsi minimiser la menace est typique. En France, la guerre nucléaire est un non-sujet. Mais c’est vrai qu’il est parfois bon d’être ignorant. On ne s’inquiète pas.

Si une guerre nucléaire éclate, d’où viendra-t-elle ?

Ma thèse est que si une guerre nucléaire éclate, elle se produira alors que personne ne la veut. De même, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, ni Khrouchtchev ni Kennedy ne voulait la guerre nucléaire, et pourtant on est passé à un cheveu de son déclenchement.

Personne ne veut la guerre nucléaire, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’aura pas lieu. Cela veut dire que si elle a lieu, elle sera le résultat d’un accident. Et le système d’utilisation de la bombe maximise la probabilité de l’accident. Cela rejoint les analyses de René Girard qui a montré que dans les relations entre les hommes, au-delà d’un certain seuil de violence, c’est la violence qui commande. La violence nous échappe, alors même qu’elle vient de nous. Et avec l’arme atomique, il y a comme un pouvoir de décision de l’arme elle-même, une auto-extériorité, une auto-transcendance de la violence, comme l’a analysé Günther Anders.

Quelles sont les marges de manœuvre pour promouvoir la paix aujourd’hui ?

Je pense que l’arme atomique enfonce un coin entre les valeurs de justice et de paix. Si on veut la justice à tout prix, et donc que l’Ukraine récupère même la Crimée, on n’aura pas la paix mais la guerre. Et inversement, si on veut la paix, il faut accepter une dose d’injustice, par exemple laisser la Crimée à Poutine. Mais je ne tranche pas. Je ne dis pas qu’il faut choisir la paix plutôt que la justice, ou la justice plutôt que la paix. Je dis que l’arme atomique est responsable de ce conlit entre deux valeurs morales essentielles.

L’horizon de la paix est-il dans le désarmement ?

Je conclus mon dernier livre en écrivant que la simple possession de l’arme nucléaire est un mal, un crime contre l’humanité. Je suis fier d’avoir montré et dit cela avant le pape François. Cela n’implique pas que je préconise un désarmement irréléchi. Maintenant que la bombe atomique a été inventée, je pense qu’un monde sans bombe atomique serait plus dan- gereux que le nôtre. Pourquoi ? Parce qu’on peut supprimer les bombes mais pas le fait qu’on sache les faire. Ce serait la course au premier qui se réarmerait et qui, par conséquent, menacerait tous les autres.

Quels sont les motifs d’espérer face au risque ?

Ce que nous faisons là : faire diminuer le risque commence par en prendre conscience et par en discuter. La violence nucléaire ne peut s’autonomiser que s’il y a d’abord de la violence et que cette violence dépasse un certain seuil. Mais nous pouvons travailler à rester en deçà de ce seuil. Après avoir tant réléchi sur la violence, René Girard était, lui, parvenu à une solution : la conversion à l’amour, la fin de la haine entre les êtres humains. Girard pensait que toutes les institutions étaient ichues car elles étaient toutes nées de la violence et que la révélation chrétienne l’avait dévoilé. Sa conclusion, qui décourage toute politique, c’est qu’il faut atteindre le moment où l’humanité aura le choix entre l’autodestruction et la conversion au Royaume d’amour. Je suis personnellement beaucoup moins pessimiste. Je crois qu’on peut agir politiquement contre la violence.

Propos recueilli par Élodie Maurot

Source : La Croix

(*) Jean-Pierre Dupuy est ingénieur, polytechnicien et philosophe. Dernier ouvrage, La guerre qui ne peut pas avoir lieu, Points Seuil, 250.p.

08:34 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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