samedi, 14 mars 2020
Vers un krach général ?
Par Frédéric Lordon*
Jusqu’à présent cependant, les crises financières se présentaient comme des événements propres à leur sphère seulement — la sphère des marchés, des banques, etc. Or la situation présente offre ce caractère remarquable, et inédit, que la crise financière y est, non pas « isolée », mais comme la métonymie d’une multitude de crises sectorielles arrivant à synchronisation : les crises du néolibéralisme, en cours de fusion-totalisation ; l’ensemble de la construction au bord du syndrome chinois. L’hôpital, l’école, la recherche : tout comme à propos de la finance, on peut dire que le virus est le choc de trop survenant sur des institutions tellement démolies — par le néolibéralisme — qu’un supplément de tension les menace d’effondrement. S’il y a coronakrach, il ne s’agira pas « simplement » de krach financier : mais de krach général : tout était déjà au bord de craquer, tout va craquer pour de bon.
(…) C’est bien sûr l’hôpital, en avance sur la finance, qui offre le spectacle le plus saisissant du krach général. Le néolibéralisme y a concentré ce qu’il avait de meilleur. La désorganisation est totale, la rationalité néomanagériale à son sommet d’irrationalité, tout a été méthodiquement détruit. Comme l’explique une tribune récemment parue, le bed management dont s’enorgueillissait Agnès Buzyn il y a peu encore, qui soumet l’organisation au seul critère des flux tendus et du zéro-lit-libre — comme une entreprise lean recherche le zéro-stock, puisqu’il est de soi que gérer des flux de malades (les malades sont des particules de flux) ou de pièces détachées, c’est idem —, le bed management, donc, fait connaître toutes ses vertus : lean mais incapable de reprendre le moindre choc de charge. Bien avant le virus, le monde hospitalier se criait déjà au bord de l’effondrement ; on imagine avec. Il ne faut pas se faire la moindre illusion : le gouvernement ne récupérera ni les 3 milliards d’ISF ni quelque partie des 10 milliards de CICE pour les donner à l’hôpital, mais on peut parier tout au contraire que, l’épidémie passée, et quelques tapes dans le dos distribuées devant les caméras, l’agonie managériale reprendra son cours à l’identique.
(…) Le cas de la recherche, bien sûr est différent, mais pas moins illustratif : on a pu lire ce témoignage de Bruno Canard, spécialiste au CNRS des coronavirus (4), qui raconte les merveilles de la gestion de la recherche « par projet » : incapable de continuité de long terme, soumise aux aléas des sujets « sexy » et aux fluctuations de la mode, soumettant les chercheurs à l’inepte bureaucratie des appels d’offre. Bref : sa recherche sur les coronavirus entamée au début des années 2000 a été mise en cale sèche, privée de financement par le revirement des tendances du glamour académique-institutionnel. En matière de recherche, par définition, on ne sait jamais quoi débouche quand comment, mais on se dit tout de même qu’avec quinze ans de continuité on en saurait un peu plus. Comme à l’hôpital : sitôt la parenthèse fermée, la destruction managériale poursuivra, c’est-à-dire : on surréagira en mettant le paquet sur les coronavirus, mais en asséchant d’autres recherches dont l’utilité perdue n’éclatera que dans une décennie.
Coronakrach, le roi de tous les krachs
C’est l’état de démolition générale qui a installé depuis longtemps les conditions du krach général. On attendait juste la secousse, la voilà. Sans doute, comme à son habitude, la finance se distinguera-t-elle dans l’ampleur des destructions. Mais cette fois elle pourrait ne pas tomber seule, et l’ensemble fera alors un joli spectacle. Entre le scandale des candidats à la réa recalés faute de respirateur, et celui d’un nouveau sauvetage des banques à douze ans d’intervalle, la population ne manquera pas d’occasions de méditer sur les bienfaits de quatre décennies néolibérales. Et sur ses bienfaiteurs aussi.
(…) Ici on pense immanquablement à La guerre des mondes où de terribles puissances extraterrestres mettent l’humanité et la planète à sac, résistent aux armes les plus sophistiquées, mais sont vaincues sans crier gare par d’infimes créatures : microbes et virus précisément. Se peut-il que le coronavirus, son pouvoir accusateur, son potentiel de scandale, soit l’agent inattendu de la chute du monstre ? Coronakrach, le krach couronné, le roi des krachs, pourrait-il être d’une généralité qui étende son pouvoir de destruction jusqu’à emporter les destructeurs ?
Extraits d’un article paru dans le Monde diplomatique le 11/03/2020
(*) Frédéric Lordon est économiste, directeur de recherche au CNRS, membre des Economistes atterrés, collectif défendant une pensée économique antilibérale proche de la gauche radicale.
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