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mardi, 23 juin 2020

Zeev Sternhell et la question du «fascisme français»

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Par jacques de Saint Victor

L’historien des idées, Zeev Sternhell,  qui vient de mourir, emportera-t-il avec lui la polémique sur le « fascisme français » ?  Ce rescapé des deux pires totalitarismes du XXe siècle (stalinisme et nazisme), a consacré une grande partie de ses travaux à la question du fascisme dont il voulait voir à tout prix l’origine dans notre pays. Il a eu le mérite de montrer, dès sa thèse sur Maurice Barrès et le nationalisme français (1969), que le fascisme est une idéologie « ni droite ni gauche » qui ne peut s’expliquer, comme le voulait la vulgate marxiste, simplement par les contradictions du capitalisme et de la pensée conservatrice. Le fascisme puise en effet beaucoup dans la praxis révolutionnaire et les haines « socialistes » à l’encontre de l’argent, voire des Juifs (l’un des plus grands antisémites, Alphonse Toussenel, auteur de Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, était un militant de gauche, disciple de Fourier).

Pour Sternhell, la « droite révolutionnaire », née de la rencontre entre ce socialisme et le nationalisme, à l’époque de l’affaire Dreyfus, puisait en partie son modus operandi dans la Révolution française la plus radicale. Sur la forme, Hébert annonce Maurras. Ce concept original, que Sternhell a développé ensuite dans son essai, La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : les origines françaises du fascisme (1998), a le mérite de dynamiter la thèse bancale de René Rémond sur les trois droites (légitimiste, orléaniste et bonapartiste), très répandue dans les médias, et de relier la radicalité révolutionnaire aux débordements de la droite néomonarchiste puis des autres ligues d’extrême droite dans les années 1930 jusqu’à Vichy.

Mais, et c’est là où la théorie l’emporte chez lui sur l’histoire, on ne peut en déduire de continuum entre cette droite qui échoue à Vichy et le fascisme. Rejetée par la majorité des historiens des idées français (Berstein, Milza, Winock), cette vision « ahistorique » (P-A. Taguieff) de Sternhell séduisit pourtant un certain nombre d’intellectuels dans les années 1980, notamment quelques « nouveaux » philosophes. Elle alimenta pendant les années Mitterrand-Chirac la repentance collective de politiciens voyant, par ignorance ou électoralisme, dans la France le foyer des doctrines fascistes.

Or, s’il y eut de véritables penseurs fascisants (comme le néosocialiste Déat ou l’ancien communiste Doriot), ces thèses ne sont pas nées en France et n’y prospérèrent pas, les partis ouvertement fascistes, comme le Faisceau de Marcel Bucard, restant très marginaux. Sternhell a exagéré l’importance de groupuscules marginaux (comme le cercle Proudhon), et minoré l’impact de la Première Guerre mondiale, décisive dans l’émergence du fascisme. Vichy, malgré sa législation antisémite, prise dès 1940, et sa dérive vers une répression sanglante, a du mal à se laisser réduire à un « fascisme français » tant il relève d’influences contradictoires (nationalisme, monarchisme, technocratisme, pacifisme, etc.). Il n’y a jamais eu de parti unique à Vichy, à l’inverse des vrais États totalitaires, et le régime de Pétain se veut du reste « pacifiste », à la différence des véritables fascismes.

Brillant polémiste, ayant sorti de l’oubli de nombreux auteurs, aimant susciter parfois un sentiment de culpabilité chez son lecteur, Sternhell poursuivit ses travaux en s’aventurant sur un terrain plus large, avec Les Anti- Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide (2006), s’en prenant à toute les idéologies hostiles au naturalisme abstrait des secondes Lumières françaises (Condorcet). Cette définition partiale, enfermant la philosophie des Lumières dans un ultra-rationalisme étroit (« franco- kantien »), le conduisit à méjuger de nombreux penseurs étrangers. Ainsi classa-t-il dans le camp des « anti-Lumières » l’anglais Edmund Burke, grand libéral défenseur de la révolution américaine et en effet inquiet de l’abstraction des droits de l’homme, Sternhell oubliant ou feignant d’oublier qu’il existe une contre-révolution libérale. Il fit de même avec un des théoriciens du libéralisme politique, Isaiah Berlin, ou certains représentants des Lumières napolitaines.

Aujourd’hui, les travaux de Zeev Sternhell ne rencontrent plus la passion qu’ils avaient suscitée à l’époque de leur publication. Et, d’une certaine façon, on peut s’en réjouir au nom de l’histoire. La complexité triomphe, même si l’idéologie (française ou pas) a hélas encore de beaux jours devant elle.

Source : Le Figaro 23/6/2020

10:50 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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