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samedi, 11 juillet 2020

C’est au nom de ses propres principes que l’on accuse l’Occident

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par Chantal Delsol *

Le mouvement décolonial qui s’en prend à l’histoire européenne comporte une contradiction interne, estime le professeur de philosophie politique, Chantal Delsol*, qui refuse toute relecture manichéenne du passé.

Nous nous étions réjouis de voir décapiter les statues de Lénine et de Staline. Sortant d’une longue période totalitaire, pendant laquelle le visage de Big Brother était omniprésent et monopolistique, la destruction des images détestées symbolisait pour les peuples soviétisés le retour à la liberté. La mise à mal récente, pour ne citer qu’eux, de Schœlcher, Colbert, Faidherbe, traduit la volonté d’abolir une vision élogieuse du passé colonial, de l’époque où l’Occident dominait le monde. Il ne s’agit plus d’un régime spécifique, particulièrement odieux, comme pour le soviétisme. Il s’agit de l’histoire tout entière. Ces destructions de la mémoire s’inscrivent dans un bien plus vaste mouvement : on voudrait supprimer les noms des auteurs passés soupçonnés de machisme ou de racisme - c’est-à-dire tous !

On ne bâtit rien sur une tabula rasa, comme le XXe siècle l’a montré abondamment. On ne peut pas nettoyer les siècles pour obtenir la pureté totale - selon nos critères qui ne seront peut-être plus ceux de nos enfants. L’histoire est toujours noire et blanche, pleine de grandeurs et de crimes, parce que l’existence humaine est noire et blanche. La culture occidentale a certainement des contours plus appuyés que les autres, très noire parce que sa force et son influence sont immenses, très blanche parce qu’elle invente l’État de droit et les droits de l’homme. Elle a pratiqué l’esclavage comme les autres et plus que certains autres ; mais elle en a inventé l’abolition. Elle a colonisé comme les autres et plus que les autres, pourtant elle a décolonisé non par faiblesse, comme les autres, mais, tout au moins en partie, par mauvaise conscience. Son histoire est noire et blanche, et c’est elle qui nous fait, nous les descendants. Nous avons besoin de connaître et de célébrer cette mémoire contrastée, pour notre gouverne et pour notre jugement. La volonté actuelle d’éradication, peut traduire la volonté utopique de nettoyer le monde, passé compris, de toutes ses taches pour le rendre parfait. Projet insensé et puéril : d’abord parce que la perfection n’est pas de ce monde, ensuite parce que notre génération n’a pas mission de décréter le bien pour les siècles des siècles, passé et avenir confondus. Il y a quelque chose de terroriste et de nihiliste dans les dégradations des personnages du passé.

En l’occurrence, il s’agit ces jours-ci moins d’un utopisme périmé que d’un énorme ressentiment. Une contradiction majeure traverse les mouvements indigénistes et décoloniaux qui s’en prennent aux symboles de notre passé : détracteurs de l’Occident, ils sont en train de faire son éloge appuyé. C’est qu’il ne s’agit en aucun cas pour eux de réclamer l’adoption des règles de droit du pays dont leurs parents ou eux-mêmes sont originaires. Lequel de ces « racisés » (comme ils se nomment eux-mêmes) accepterait de se voir appliquer l’emprisonnement des opposants politiques qui a cours en Algérie, la peine de mort qui existe encore en Mauritanie, l’excision courante dans tant de pays d’Afrique ? Les musulmans, qui colonisaient l’Europe en conquérants jusqu’en 1492, ne se sont jamais repentis plus tard pour cette prouesse de la force. Et même les jeunes filles qui portent le voile ici de leur propre choix le font, selon Houria Bouteldja, par amour et compassion pour la virilité blessée de leurs frères musulmans français, et non pas parce qu’elles ont envie de vivre dans une société où la virginité des filles est érigée au rang de valeur métaphysique. Ce que réclament les « racisés », ce n’est pas la prise en compte de leurs identités, c’est l’habeas corpus appliqué à la perfection : cet habeas corpus qui est typiquement occidental. Autrement dit, ils brisent ce qu’ils convoitent. Mécanisme bien connu du ressentiment.

C’est au nom de nos principes que l’on nous accuse : non parce que nos principes seraient mauvais (on ne leur préfère pas des formes de dhimmitude ou d’esclavage des femmes), mais parce qu’ils ne sont pas appliqués avec suffisamment de perfection. Il y a là une sorte de retour de bâton : nous avons tellement, avec les droits de l’homme, érigé une morale en politique, que l’on nous réclame à présent la réalisation intégrale de nos discours idéalistes...

Il y a dans le mouvement décolonial une contradiction interne, un nœud angoissant qui laisse voir son caractère pathologique. La révolte anti-française actuelle est moins une haine brute qu’une haine par défaut d’appartenance, autrement dit, du ressentiment et de la rancœur : je vous déteste non pas parce que vous êtes le contraire de moi, mais parce que je n’ai pas pu être comme vous. Après une vague d’intégration réussie dans les années 1960, depuis une trentaine d’années on peut parler davantage de désintégration.

S’est-on demandé pourquoi les communautés françaises d’origine asiatique ne se joignent pas du tout à ces rébellions, et même les trouvent plutôt étranges ? Pourquoi, selon les enseignants des écoles, les élèves d’origine asiatique ne contestent pas les contenus des cours, étudient sérieusement et s’intègrent au lieu de se placer en posture de révolte contre la culture qui les accueille ? Pourtant les populations asiatiques peuvent nous reprocher tout autant les colonisations passées, qu’elles ont subies plus qu’à leur tour. Elles n’ont pas de ressentiment envers nous parce que leur culture d’origine est vivante et forte, différente de la nôtre et fière de cette différence. En revanche, les descendants des sociétés africaines et arabo-musulmanes ont le sentiment que leur culture n’a pas seulement été avalée par l’Occident mais qu’elle a été digérée. Face à la culture occidentale, elle est dépassée, elle n’est simplement plus viable, jugent-ils. Ce constat engendre un ressentiment dramatique - il faut casser ce qui a rendu votre passé obsolète, et qu’on ne parvient pas, de surcroît, à s’approprier tout à fait. C’est la révolte d’une population qui a perdu sa culture mais n’en a pas adopté une autre, et dont la situation ou plutôt la non-situation, est intolérable.

Les colonisations occidentales ont été considérables et meurtrières parce que l’Occident était à la fois très puissant et très prosélyte. Nous avons d’autres défauts, mais nous sommes vaccinés contre la libido dominandi. Cependant, il s’agit de notre histoire et il s’agit de nos pères, qui ont pensé bien faire, et nous serions bien légers de les renier. Chacun se doit bien de porter son histoire et de l’assumer avec les bonnes et les mauvaises choses. Nous n’avons pas à nous agenouiller comme les politiciens démagogues, ni à nous repentir de ce qu’ont fait nos ancêtres, mais plutôt à porter la responsabilité de leurs actes, parce que l’histoire est d’un seul tenant et parce qu’une société est aussi habitée par ses morts. On peut débattre sans fin pour savoir ce qu’historiquement il aurait mieux valu faire, qui a mal fait et qui a bien fait. La question n’est pas là. Cette situation nous a été léguée en héritage. Il est grotesque de se répandre ici en auto-flagellations et là en invectives. Il faudrait d’abord cesser de dissimuler la réalité, puis la regarder en face.

* Philosophe, de l’Institut. Dernier ouvrage paru : « Le Crépuscule de l’universel » (Éditions du Cerf, 2020).

Source : Le Figaro 11/07/2020

 

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