jeudi, 13 février 2025
Le droit du sol est-il vraiment républicain ?
Michel De Jaeghere
Le droit du sol fait partie des principes fondamentaux de la République », vient de statuer François Hollande. On peut se demander ce qui permet à l’ancien président de la République de soutenir une telle affirmation. Le jus soli est, de fait, très anciennement implanté en France, mais le paradoxe est qu’il y a été reconnu dès 1515. On peut dès lors s’étonner d’entendre la gauche progressiste, habitée d’ordinaire par l’idée que l’un des piliers de notre identité serait « la mémoire positive de la Révolution » (Patrick Weil dans Le Monde du 23 août 2010 ) donner en modèle les pratiques du règne de François 1er .
Reconnu de fait par un arrêt du Parlement de Paris, le 23 février 1515, le droit du sol était en réalité bien plus ancien encore, puisqu’il était d’origine féodale. Il avait consisté, au temps où s’affirmait la puissance royale, à transposer au roi l’allégeance personnelle que les habitants de leur fief devaient à leur suzerain, en faisant de tous ceux qui naissaient sur son royaume ses sujets, pour éviter que quiconque prétende se soustraire à son autorité. Il s’était concilié sans heurts avec l’existence parallèle du jus sanguinis (arrêt Mabille, du 7 septembre 1576). Lors- qu’en 1802, soucieux de soumettre à la conscription les enfants des étrangers domiciliés, Bonaparte, premier consul, avait voulu consacrer dans le code civil le jus soli intégral («Tout individu né en France est français»), il s’était non seulement heurté aux juristes dépositaires de l’héritage du droit romain, qui n’avait connu que le jus sanguinis, mais aussi à l’opposition d’une partie de la vieille élite révolutionnaire, ralliée à contrecœur au régime et fortement représentée au sein du Tribunat, au motif que la patrie dépendrait moins, dans ces conditions, « de l’affection qui y attache, du choix et de l’établissement, que du hasard de la naissance ». « Cela se ressent de la féodalité, avait protesté le tribun François Siméon Bézard, cela n’est point à imiter.» Le droit du sol fait partie de notre histoire : comme la taille, l’ordalie et la guerre privée. Il nous rappelle que la tradition est critique et que les circonstances justi- fient parfois qu’elle soit émondée.
La première de nos Constitutions écrites avait repris, en 1791, la pratique ancienne de l’Ancien Ré- gime, qui avait assorti droit du sang, droit du sol et possibilité de solliciter un décret de « naturalité », mais en soumettant tout accès à la nationalité de ceux qui seraient nés à l’étranger (même d’un père français) à un serment civique par quoi l’impétrant devrait jurer d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Deux ans plus tard, la Constitution de la Ire République (celle du 24 juin 1793) avait certes consacré le droit du sol (la naissance en France comme moyen privilégié d’accéder, sous condition de résidence, à la citoyenneté lors de sa majorité), en le complétant en outre par l’attribution automatique de la nationalité à tous les étrangers qui résidaient depuis un an sur le territoire français. Mise à l’écart par l’institution d’un gouvernement révolutionnaire pour faire face à la guerre étrangère, puis victime de la chute de Robespierre, elle n’entra cependant jamais en application. En 1803, la solution retenue par le code Napoléon fut en définitive de privilégier à la naissance le jus sanguinis, en permettant seulement aux étrangers nés en France de réclamer la nationalité française à leur majorité dans des formalités simplifiées par rapport à une demande de naturalisation.
Le double droit du sol, qui prévoit d’attribuer la nationalité française, dès la naissance, à tout enfant né d’un père étranger lui-même né en France ou sur un territoire qui était à l’époque français (il a bénéficié jusqu’aux années 2000 aux enfants nés en France d’un parent né en Algérie ou dans les colo- nies d’Afrique noire, parce qu’alors, ces territoires étaient français) fut institué quant à lui sous la IIe République. Mais il ne fut nullement mis en œuvre pour consacrer une conception « républicaine » de la nationalité. Voté par une majorité monarchiste et conservatrice, il visait bien plutôt, comme l’indiquent les travaux préparatoires de la loi du 7 février 1851, à éviter que des enclaves étrangères échappent à la conscription, alors qu’il relevait de l’évidence que les intéressés étaient « devenus Français par les affections, les mœurs et les habitudes », qu’ils avaient oublié « la langue et parfois jusqu’au nom du pays dont leurs ancêtres étaient originaires » (rapport Benoit-Champy, Assemblée nationale, 6 janvier 1851).
Le droit de la nationalité fit l’objet d’une réforme d’ensemble durant les premières années de la IIIe République, dans l’ambiance de refondation républicaine de la France : par la loi du 26 juin 1889 qui institua, pour les enfants d’étrangers nés et résidant en France l’automaticité de l’octroi d’une nationalité qu’ils devaient jusqu’alors « réclamer ». Rien n’indique pourtant que le législateur ait entendu par-là faire du droit du sol, comme le prétend Francois Hollande, un fondement de la République. Consulté pour avis, le Conseil d’État avait ouvert les discussions en proclamant que « la nationalité résulte du sang et de la filiation » et que « l’enfant doit être Français ou étranger non parce qu’il naît sur la terre française ou une terre étrangère, mais parce qu’il naît d’un père étranger ou français » (rapport du 13 novembre 1886). Le Sénat avait adopté quant à lui une première mouture du texte qui rejetait le jus soli en renvoyant tout étranger, même né en France, à la procédure de la naturalisation.
L’Assemblée avait tranché pour le droit du sol en faisant valoir le trop petit nombre des naturalisations enregistrées (il n’y en avait eu que 663 en 1886) et la nécessité d’éviter le déclassement démographique de la France, auquel on attribuait, face à l’Allemagne, la responsabilité de la défaite de 1870, en même temps que le souci d’assimiler les populations étrangères des départements frontaliers et plus encore celles des départements algériens, où la présence massive de ressortissants espagnols et italiens faisait craindre qu’ils remettent en cause l’œuvre coloniale de la France (pour le coup, bien ancrée dans la tradition républicaine !) en soutenant les revendications et les convoitises de leurs gouvernements. La loi avait en outre visé à mettre fin à la préférence étrangère qui, en dispensant les fils d’immigrés des trois ans de service militaire, les mettait en situation de concurrence déloyale vis-à-vis des Français. Elle avait visé, selon les termes employés par ses promoteurs, à prendre acte de la francisation de fait d’une population étrangère qui représentait 1 million de personnes d’origine européenne - Belges, Italiens, Espagnols, Allemands ou Suisses - et que la fréquentation de l’école et de l’atelier avait d’ores et déjà imprégnée des mœurs et de la civilisation française. Qui osera prétendre que cette situation ressemble en quelque manière à celle qui est la nôtre aujourd’hui ?
Loi d’opportunité adoptée en un temps où se bâtissait notre empire colonial sous le signe d’une inégalité assumée, la loi de 1889 n’était pas un texte inspiré par la volonté d’éviter aux enfants étrangers une discrimination contraire à l’idéal d’égalité, mais une réforme dictée par la priorité accordée à l’intérêt national et à la défense de la souveraineté en dissipant les fictions juridiques qui permettaient aux étrangers d’échapper au service militaire. Elle fut adoptée dans un climat d’expansion coloniale et de confiance en la capacité assimilatrice de l’école de la République, et dans le but affiché de faire des jeunes européens nés en France, selon les mots du sénateur Jean Joseph Delsol, « des soldats français patriotes et fidèles ». On a peine à croire que cette perspective soit considérée par les gardiens intransigeants du droit du sol comme la pierre angulaire de la République. Elle est si opposée à l’individualisme libertaire qui nous tient lieu d’idéologie dominante qu’on est même en droit de se demander : le droit du sol est-il vraiment républicain ?
*Michel De Jaeghere est directeur du « Figaro histoire ». Il a traité de la question du droit de la nationalité dans « Le Cabinet des antiques. Les origine de la démocratie contemporaine » (Les Belles Lettres, 2021, réédité en poche coll. « Tempus », 2024).
Source : Le Figaro 13/02/2025
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