samedi, 11 avril 2020
Revue de presse : « Non, la France ne traverse pas la plus grande crise sanitaire de son histoire »
Il est nécessaire de s’appuyer sur l’histoire pour prendre du recul sur la période que nous vivons, considère l’historien Olivier Faure. Plutôt que de céder à la panique, il faut selon lui demeurer vigilants, notamment dans la défense de nos libertés, et se souvenir que les grandes épidémies n’ont pas toujours eu les conséquences attendues.
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L’historien et le citoyen ne font qu’un et, comme le disait Lucien Febvre, ils doivent participer à la manœuvre avec leurs compétences. Si le citoyen doit être ému par ce qui nous arrive, l’historien doit être rigoureux. Il est d’abord là pour comparer avec le passé. Si cela peut paraître indécent il faut bien, pour le faire, utiliser des chiffres, aussi froids et inhumains fussent-ils. À ce jour le coronavirus a fait plus de 10.000 morts en France. C’est évidemment 10.000 de trop mais il faut savoir qu’ils représentent moins de 2 % des 580.000 décès annuels. Même en Italie où la maladie est la plus grave, le taux de létalité (nombre de décès sur nombre de cas) est de 10 %, bien loin des épidémies anciennes.
Pour poursuivre cette macabre comparaison chiffrée dans le temps, il faut se souvenir que la canicule de 2003 fit 15.000 victimes. Si l’on remonte dans le temps les comparaisons sont encore plus éclairantes. Il faut se souvenir que dans les années 1880 la tuberculose tuait chaque année environ 100 000 personnes dans une France de moins de 40 millions d’habitants et que le choléra tua deux fois en une seule année (1832 et 1854) plus de 200.000 des 30 millions de Français de l’époque. Je n’ose même pas faire référence à la peste qui faucha peut-être le tiers de la population européenne au milieu du XIVe siècle et sévit régulièrement jusqu’en 1720, année où elle tua 100.000 Provençaux, soit le quart de la population locale. Si la peste fut en partie (en partie seulement) responsable de la stagnation de la population et des économies européennes de l’Ancien Régime, ni le choléra, ni la tuberculose n’empêchèrent en rien les gigantesques mutations économiques et sociales que connut notre pays au XIXe siècle.
C'était méconnaître l'histoire que de penser que nous avions fini avec les épidémies
Rien ne permet donc de dire, comme les 59 réanimateurs, qui sont des professionnels compétents et dévoués auxquels il faut rendre hommage, « qu’avec l’épidémie due au SARS-COV2 la France traverse aujourd’hui la plus grande crise sanitaire de son histoire » (Le Monde du 28 mars 2020) sauf à faire commencer l’histoire en 1960. Qu’ils l’aient dit par totale ignorance de l’histoire de la médecine, ou consciemment pour mobiliser les gens, l’initiative est critiquable : dramatiser risque de semer la peur et celle-ci est mauvaise conseillère. Dans ce domaine comme dans les autres, il faut se souvenir de ce que disait F. D. Roosevelt dans sa campagne de 1932 : « S’il y a une chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même. » C’était aussi méconnaître l’histoire que de penser que nous avions fini avec les épidémies. Comme les précédentes, l’extension des relations commerciales et humaines explique la diffusion du virus: le bacille de la peste était arrivé en Occident grâce à la légère augmentation du commerce entre les échelles du Levant et les ports italiens: fin XVe début XVIe siècle, la syphilis se diffusa à la fois par la découverte de l’Amérique et les guerres d’Italie ; au début du XIXe siècle, le vibrio cholerae quitta sa niche écologique indienne pour s’introduire en Europe par la conquête anglaise et la mise en place du circuit du coton, produit en Inde, transformé au Royaume-Uni et revendu partiellement sous forme de tissus aux Indes.
Interdit par tant d’ignorance et d’imprévoyance, l’historien s’abstiendra, dans les circonstances dramatiques actuelles, d’ironiser sur notre médecine ultra performante et technicienne et nos gouvernants chantres de l’ouverture au vaste monde d’être réduits à puiser dans tout l’arsenal traditionnel des mesures de protection issues de la peste (confinement, fermeture des frontières) ou de la tuberculose (isolement, mesures d’hygiène simples où éternuer dans son coude rappelle l’obligation faite aux tuberculeux d’expectorer dans des crachoirs). Moins encore aujourd’hui qu’hier, le confinement parfait n’existe. Depuis la mi-mars, le nombre de cas repérés a continué à s’accroître jusqu’à ces derniers jours mais il est vrai que les tests se sont multipliés. Le confinement a sans doute ralenti l’épidémie, toutefois son but essentiel n’était pas là mais dans la volonté d’étaler et de lisser le nombre de cas graves reçus dans les hôpitaux pour éviter une explosion du système et des journées épouvantablement meurtrières. Il y a en grande partie réussi, mais en mettant à jour les insuffisances d’un système hospitalier rendu exsangue par des réductions budgétaires constantes et une médecine préventive (dépistage, éducation sanitaire) historiquement faible dans notre pays où la rétribution à l’acte, l’avance des frais et le ticket modérateur privilégient forcément la multiplication des actes au détriment du suivi.
Nous vivons dans un système dérégulé qui permet justement cette disproportion entre les causes et les conséquences
Sans remettre en cause le principe du confinement, rien n’interdit cependant de s’interroger sur ses conséquences possibles actuelles et futures. Faute de compétences, je passe rapidement sur les conséquences économiques. Les économistes se trompant régulièrement et prédisant une crise de 1929 tous les dix ans peinent à convaincre. Dans l’absolu deux mois de paralysie de l’activité économique ne devraient pas conduire le monde à une crise durable et profonde. Hélas nous ne vivons pas dans l’absolu mais dans un système dérégulé qui permet justement cette disproportion entre les causes et les conséquences. Si crise durable il y a, elle ne sera pas la conséquence mécanique du confinement mais bien le révélateur des limites et des folies d’un système économique dérégulé, mondialisé, où le seul dogme qui règne (mauvais comme tous les dogmes) est, au moins en Europe l’équilibre budgétaire. Aux optimistes qui nous prédisent la fin du néolibéralisme sous les coups du coronavirus on peut opposer, non pas de simples prédictions contraires mais simplement la force de la logique libérale et la puissance de ceux qui la soutiennent.
Je serai plus disert sur les conséquences politiques et sociales du confinement. Michel Foucault aurait-il eu raison ? Nos sociétés démocratiques et libérales nourriraient-elles le secret désir de contrôler, de surveiller leurs populations d’une manière absolue ? Comme je fus l’un des premiers historiens à montrer les limites de l’efficacité sociale des analyses du célèbre philosophe, je ne peux pas passer pour foucaldien. Et pourtant. Il a fallu cette seule épidémie, dont je viens de relativiser l’ampleur, pour qu’en quelques jours, la population soit confinée, le gouvernement doté de pouvoirs absolus et sans contrôle, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel étant devenus, comme l’Assemblée nationale, des chambres d’enregistrement tétanisées par l’urgence. Certes, le confinement doit sauver des vies, argument aujourd’hui imparable tant nous sommes, depuis longtemps, non plus à l’époque du « bio-pouvoir » décrit et dénoncé par Foucault, mais l’âge de la « biolégitimité » définie par Didier Fassin. Dans le premier cadre, la biopolitique vise à contrôler les populations pour qu’elles fournissent un grand nombre de soldats, d’ouvriers, de paysans sans cesse plus nombreux et plus efficaces parce qu’en bonne santé. Dans la biolégitimité, il faut protéger la vie à tout prix, sans calcul « sordide ». Personne ne peut être contre et c’est blasphémer que de signaler qu’il s’agit de sauver la vie biologique, ce que le philosophe Giorgio Agamben (Le Monde du 28 mars 2020) appelle la vie « nue », parfois défendue au prix du sacrifice des autres attributions de la vie (la liberté, la sociabilité).
Cette crise révèle une fois de plus la collusion de l'hygiène et de la morale
C’est donc pour sauver la vie biologique que nous voilà contraints de nous déplacer avec des laissez-passer que, Dieu merci, nous rédigeons encore nous-mêmes. Par chance aussi, au moins dans les campagnes, la Gendarmerie adopte en la matière sa doctrine qui consiste, sauf pour les infractions routières, à arbitrer plutôt qu’à sanctionner, à gérer les illégalités plutôt qu’à les combattre (Michel Foucault) même si l’on constate quelques dérives arbitraires comme celle de juger ce qui est de première nécessité ou pas, d’introduire des limites de distance que le décret ne prévoit pas. Derrière cela se révèle une fois de plus la collusion de l’hygiène et de la morale. En ces temps difficiles où la liberté est restreinte, il serait aussi interdit de se faire plaisir parce que d’autres souffriraient - comme si cela changeait quelque chose. Dans cet éloge du masochisme chrétien viennent se loger les stigmatisations plus morales qu’hygiéniques, des cyclistes, joggeurs et marcheurs impénitents, qui seraient des irresponsables postillonnant le virus et étendant l’épidémie même s’ils mènent leur activité seuls dans les bois ou les rues désertes. Certes, ils ne sont pas encore les boucs émissaires classiques des temps d’épidémies, comme le furent les juifs lors des pestes mais la logique est la même.
Fort heureusement peu de gens reprennent cette antienne et globalement ce qui me frappe, aussi bien en ville (Lyon) qu’à la campagne (confins de la Loire, du Rhône et de la Saône et Loire), c’est le respect des consignes, la rareté des protestations. Bref, on devrait se réjouir du civisme de ces Français si souvent vilipendés pour leur indiscipline soi-disant atavique. Le gouvernement ferait bien - mais en est-il capable ? - de féliciter les citoyens pour leurs sacrifices, de faire preuve de compassion pour les plus fragiles, par l’âge ou le psychisme, de promettre des récompenses plutôt que de revenir sur le Code du travail. Sur le terrain, heureusement certains politiques - sans doute de tout bord - prennent des nouvelles de leurs électeurs ou mandants. Plutôt que de suspecter des arrière-pensées politiques, on peut y voir le signe de leur profonde humanité. Malgré ses errements de départ (les élections le dimanche, le confinement le mardi), le gouvernement multiplie les contradictions et les provocations. Au tout début du confinement (18 mars) le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a déclaré que les personnes qui travaillent « en extérieur - chantiers du bâtiment et travaux publics notamment - doivent poursuivre leurs activités. » Le lendemain, sa collègue du Travail, Muriel Pénicaud, qui a fait voter de lourdes mesures de dérogation au Code du Travail (la loi des 60 heures) et a refusé d’en fixer le terme, a dénoncé le lendemain le syndicat des artisans du bâtiment en ces termes : « Quand un syndicat patronal dit aux entreprises: arrêtez d’aller bosser, arrêtez vos chantiers, ça c’est de la désertion. »
Nos dirigeants s'inscrivent dans la vieille tradition française de considérer le peuple comme un mineur irresponsable
On nous l’avait dit, nous sommes en guerre et pour la gagner, il faut un seul chef à qui on obéit aveuglément et il faut aussi combattre les ennemis de l’extérieur et à cet égard tous les Français sont par définition suspects. Nos dirigeants actuels reprennent en la radicalisant la vieille tradition française dans laquelle le pouvoir central considère le peuple, au mieux comme un mineur irresponsable, au pire comme un ennemi. Lorsque le 6 avril, le ministre italien de la Santé disait aux Italiens qu’il fallait maintenir le confinement « pour ne pas gâcher les sacrifices consentis », son collègue français de l’Intérieur, dont les pouvoirs ont singulièrement crû depuis le 16 mars, affirmait martialement qu’il fallait « combattre le relâchement », comme si celui-ci existait vraiment, comme si ces mauvais citoyens ne pouvaient que se laisser aller à de mauvais penchants. Désertion, relâchement, ces termes ont décidément de fâcheux échos.
Olivier Faure est historien de la santé et professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon III Jean Moulin. Il a notamment publié Les Français et leur médecine au XIXe siècle (Belin, 1993).
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