vendredi, 27 novembre 2020
Mais quand est-ce qu’on se réveille ?
Par Natacha Polony
Etrange époque où des millions de citoyens se retrouvent devant leur téléviseur à intervalles réguliers pour savoir s’ils seront autorisés à se promener au-delà de 1 km de chez eux, à aller chez le coiffeur ou à fêter Noël. Tous suspendus à la parole du maître des horloges, délivrée à 20 heures après une Marseillaise de circonstance. Il y a quelque chose d’absurde à voir le président, une fois par mois, nous détailler solennellement nos vies et prendre des airs compassés pour nous fournir un échéancier de la crise. Quelque chose d’absurde à voir immédiatement des médecins pleins d’assurance commenter sévèrement ce qu’ils considèrent comme des concessions, donc des marques de faiblesse, eux qui rêvent de confiner le pays entier pour encore six mois.
Quel regard les historiens jetteront-ils sur cette période dans cinquante, cent ans ? Ils se repasseront, incrédules, les extraits des débats télévisés, et ils entendront un professeur de méde- cine expliquer doctement : « On peut aller chez papy et mamie à Noël, mais on ne mange pas avec eux. On coupe la bûche de Noël en deux et papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger. » Un autre proposer le port du masque en famille, au sein du foyer, matin, midi et soir... Entendons-nous bien : il n’est pas question de dénigrer la parole médicale ou de laisser entendre qu’il serait inutile de rappeler à chacun les règles de prudence nécessaires. Mais le concours Lépine de la radicalité médicale aurait plutôt des effets contre-productifs. Une capacité immédiate à susciter de l’exaspération.
En fait, voilà bientôt un an que nous sommes collectivement prisonniers du court terme, condamnés à nous demander si nous tiendrons un jour, deux jours, une semaine, dans l’incapa- cité non seulement de nous projeter, mais aussi de nous deman- der avec un peu de lucidité si les choix opérés sont les bons, si les arbitrages que nous faisons collectivement sont acceptables ou, tout simplement, raisonnables. Enfin, collectivement... Voilà bien encore une des dimensions du problème...
Les croyants, par exemple, commencent à s’agacer de voir qu’un centre commercial peut accueillir d’innombrables fidèles, à condition de respecter une jauge, quand une cathédrale ou une mosquée doivent se limiter à 30 personnes. Pourquoi ? On ne le saura pas. L’air se renouvelle moins sous les voûtes gothiques que dans les allées bariolées de promotions alléchantes ?
Cette obsession du court terme aura pourtant des conséquences. N’importe quel esprit un peu lucide comprend que l’absurdité des règles et le sentiment prolongé de subir des vexations inutiles minent la cohésion nationale et détruisent le peu de confiance qui pouvait rester en les institutions. Rien n’est pire pour une société que de multiplier les normes inapplicables. Car rien n’est pire que d’inciter les citoyens de bonne volonté à enfreindre la loi. Quand des gens avouent que, pour la première fois de leur vie, ils ont transgressé, quand ils s’aperçoivent que ne pas respecter la loi ne porte à aucune conséquence, le pacte social est attaqué. On ne parle pas des abrutis qui organisent des fêtes à Joinville-le-Pont ou ailleurs et qui récidivent en invi- tant des amis pour un anniversaire, mais de ces gens lucides, conscients des risques, attentifs à ne pas faire circuler le virus, et qui finissent par remplir de fausses attestations ou par se déplacer au-delà de la limite autorisée.
Depuis que dure cette épidémie, le plus consternant est fina- lement la confirmation chaque jour renouvelée du peu de cas que nous faisons de la liberté. Non pas ce que nous appelons désormais en une expression réflexe les « libertés individuelles » et que nous réduisons à l’absence de contrainte, au « chacun pour soi », à la méfiance vis-à-vis d’un État qui en voudrait à ces précieuses données que nous offrons généreusement à des entreprises privées... La liberté est bien plutôt cet exercice per- manent de la raison pour déterminer notre attitude individuelle et collective. Une conquête permanente de notre autonomie. Nous nous gaussons de ces sociétés asiatiques qui n’incitent qu’à l’imitation et à la reproduction sociale, mais sommes-nous plus glorieux que ces Japonais qui ont limité l’épidémie par une forme de discipline individuelle que transmet un système scolaire dans lequel les enfants apprennent à nettoyer eux-mêmes leur classe ou à préparer les repas plutôt que de se faire servir ? Nous nous gargarisons de faire passer « la vie » avant toute chose, mais avons-nous demandé à nos aînés, au soir de leur vie, ce qu’ils considèrent comme une vie digne et quels sont leurs choix ?
L’inflation de règles et de normes tatillonnes qui entravent la liberté des citoyens et réduisent leur responsabilité est en fait le pendant de l’impuissance de l’État. Quand Emmanuel Macron évoque cette stratégie, « tester, alerter, protéger », c’est parce que celle qui devait être mise en place dès le mois de mai, « tester, tracer, isoler », la seule manière de circonscrire ce virus, est un échec patent. Nous continuerons donc à massacrer des secteurs entiers de notre économie, à désespérer des gens qui sont en train de perdre le travail d’une vie, à exacerber les tensions et les haines et à détruire l’autorité de l’État. Mais quand des historiens dresseront le bilan, nous ne serons plus là pour assumer.
Source : Marianne 26/11/2020
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