mercredi, 29 octobre 2025
Antisémitisme quand Le Figaro préfère la cécité à la réalité

Balbino Katz
Le jour n’était pas encore levé sur Léchiagat quand j’ai poussé la porte du bar des Brisants. Le comptoir sentait le sel et le café brûlé, comme une vieille prière marquée par les embruns. Dehors, la houle battait les digues, obstinée, indifférente, murmurant des secrets que les hommes préfèrent ignorer. Je venais de passer la nuit à suivre les débats au lendemain des élections argentines, ce lointain écho d’un monde qui ose encore nommer les tempêtes. Et c’est en feuilletant distraitement Le Figaro du matin que je suis tombé sur un titre solennel : « Les universités minées par un antisémitisme persistant. »
Je l’ai lu d’un trait, avec ce mélange de lassitude et de colère qu’on éprouve devant un journal qui écrit encore, mais ne pense plus. Le papier se voulait courageux. Il n’était que prudent, comme un pêcheur qui affûte son harpon sans oser frapper la bête. On y parlait de « militantisme propalestinien », de « cause islamiste », de « radicalisation ». Autant de mots pour éviter celui qu’il faudrait oser : mutation. Mutation démographique, culturelle, mentale. Depuis des décennies, la France se transforme sans jamais accepter de se regarder.
L’antisémitisme qui gangrène nos universités n’est pas tombé du ciel. Il ne procède pas d’une idéologie abstraite, mais d’un glissement profond du corps social. Quand un pays modifie la composition de sa jeunesse, il modifie aussi les passions qui l’habitent. Et quand la mémoire collective vacille, les haines anciennes retrouvent leur voie. Ce que les journalistes appellent « islamisme » n’est souvent qu’une manière de nommer sans le dire un nouvel état du monde : celui où la foi, l’origine et l’histoire recomposent le paysage français.
Dans les amphithéâtres de Paris 8 ou de Nanterre, les keffiehs flottent comme des drapeaux de ralliement. Les étudiants juifs s’y font discrets, tandis que le discours victimaire de la cause palestinienne s’impose comme un rite d’appartenance. Ce n’est plus un orage idéologique, c’est une marée montante. Les chiffres le disent : la France comptera près de 12 % de citoyens de tradition musulmane d’ici 2050, même sans nouveaux flux migratoires. Dans les grandes villes, la moitié des naissances appartiennent déjà à ce nouvel horizon culturel. Or les cultures ne se juxtaposent pas impunément : elles s’influencent, se confrontent, parfois s’opposent.
Les études récentes de l’IFOP ou de Pew Research rappellent que les perceptions entre communautés se sont durcies. Les jeunes générations, toutes origines confondues, réinvestissent les mythes politiques du Proche-Orient, importés, amplifiés, transformés en slogans. L’antisémitisme d’aujourd’hui n’a plus le visage de Maurras ou de Drumont, mais celui d’un ressentiment postcolonial, d’une fracture identitaire que la République ne sait plus nommer.
Les journalistes du Figaro, tout en s’indignant des faits, ces 115 incidents recensés dans les universités, ces slogans « Mort aux Juifs » à Nanterre, ces professeurs interrompus par des groupes fanatisés, continuent de croire que tout cela n’est qu’un accident moral. Ils voient dans le chaos une dérive, non une tendance. Ils prennent la tempête pour un grain. Pourtant, le mal n’est plus un orage : c’est une marée. Et nulle digue morale ne l’arrêtera.
Jean-Yves Le Gallou l’a souvent écrit dans Polémia : « L’identité, c’est la démographie incarnée. » Entre 2000 et 2020, la natalité, les flux migratoires, la concentration urbaine ont fait émerger une autre France, plus jeune, plus composite, plus éloignée du socle historique qui l’avait formée. Les convictions, les réflexes et les colères ne sont plus les mêmes. Ce n’est pas une faute, c’est une transformation, mais nier cette transformation revient à nier la réalité.
Et dans cette tempête, il est une trahison plus subtile, plus tragique aussi : celle des élites communautaires qui prétendent parler au nom des Juifs de France. Depuis un demi-siècle, certaines organisations institutionnelles, le CRIF, l’UEJF et leurs relais médiatiques, se sont peu à peu confondues avec les réflexes du pouvoir. Leur discours, d’abord soucieux de défendre la mémoire et la justice, s’est figé dans la posture morale. À force de vouloir préserver l’alliance républicaine et de combattre toute critique de l’immigration par peur de « faire le jeu de l’extrême droite », elles ont perdu le contact avec la réalité du terrain : celle des familles juives qui, dans les banlieues, ferment leurs commerces plus tôt, déplacent leurs enfants vers des écoles privées ou fuient tout simplement vers d’autres quartiers.
Cette fracture est visible, douloureuse, presque irréversible : d’un côté, une intelligentsia juive, parisienne, mondaine, obsédée par la morale publique ; de l’autre, un peuple juif discret, inquiet, qui n’attend plus rien de la République. L’un parle encore de vivre-ensemble ; l’autre apprend à survivre. Ce divorce moral illustre à merveille la grande déconnexion des élites françaises : incapables de reconnaître les conséquences du multiculturalisme qu’elles ont encouragé, elles se retrouvent prisonnières de leurs propres illusions.
Le paradoxe est cruel : ceux qui dénonçaient hier l’antisémitisme latent de la droite nationale découvrent qu’il a ressuscité là où ils ne voulaient pas le voir. Ils ont combattu les sentinelles du danger au lieu de regarder venir la houle. Aujourd’hui, ils se retrouvent seuls sur le pont, à contempler un horizon qu’ils ne comprennent plus.
Les campagnes d’« éducation à la tolérance », les cours obligatoires sur la Shoah, les lois votées pour moraliser les campus ne produisent qu’un effet inverse : le rire ou l’indifférence. L’État croit encore qu’on guérit le réel par la pédagogie. Il ne voit pas qu’il a changé de peuple.
La bourgeoisie conservatrice, elle, s’indigne sans rompre. Elle ne veut pas admettre que la France vit déjà, en sourdine, une séparation de civilisations. L’université de Saint-Denis n’est pas un incident, c’est un avant-poste. Ce n’est pas l’extrême gauche qui convertit les foules, c’est la fatigue d’une nation qui ne sait plus ce qu’elle est.
J’ai connu, en mer, des capitaines qui ignoraient le sondeur. Ils préféraient leurs certitudes à l’écume, la théorie à la houle. Et quand le navire sombrait, ils accusaient le vent. La France ressemble aujourd’hui à ce bâtiment en perdition, conduit par des officiers qui refusent d’admettre que les brisants sont là. Le commandant qui nie la côte finit par s’y fracasser. Et le navire de la République, aveuglé par ses principes et ses pudeurs, se déchire lentement sur les récifs du réel.
Ernst Jünger aurait pu dire que « la décadence n’est pas la chute des corps, mais la perte des âmes. » Nous y sommes. La France, qui fut un continent spirituel, s’abandonne au confort de la lâcheté. Le journaliste du Figaro, en croyant ménager la vérité, en devient complice. Il regarde la mer, mais il n’entend plus son grondement.
Le vent s’est levé quand je suis sorti du bar. Le large était d’un gris profond, chargé de promesses et de périls. Les pêcheurs étaient déjà partis pour la marée du matin. Eux au moins savent que le réel ne pardonne pas. Le monde, comme la mer, ne se discute pas : il s’affronte.
Source : breizh.info
10:25 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) |
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