samedi, 22 décembre 2018
Tribune libre : les Gilets jaunes et l'incohérence démocratique
Franck Abed cliquez ici
Je ne suis pas un gilet jaune. Pourtant, je ne peux être considéré comme une personne privilégiée. Je ne me reconnais pas, tout simplement, dans ce mouvement, ni par la forme de ses émotions soudaines, qu’elles soient pacifiques ou violentes, ni dans le fond, à travers ses réclamations à la fois contradictoires et fondamentalement incomplètes, même si certaines s’avèrent naturellement légitimes…
En Chine, seul l’Empereur pouvait porter du jaune. En France, cette couleur souffre d’un certain manque d’estime, en dépit du maillot jauneque porte le vainqueur du Tour de France. Le jaune, notamment au théâtre, représente les maris cocus. Dans le monde syndical, les Jaunes sont les briseurs de grève alliés du gouvernement et du patronat. Encore aujourd’hui, les syndicalistes appellent jaunes les syndicats traîtres à leurs yeux. Rappelons que le 1er avril 1902, ce n’est pas un poisson, fut créée une Fédération des Jaunes de France. Elle entendait s'opposer aux syndicats rouges répondant aux ordres de l’étranger. D’un point de vue religieux ou même culturel, le jaune est une couleur méprisable, car il symbolise les pièces que Judas a acceptées après avoir trahi Jésus. Le jaune renvoie également aux flammes de l’enfer éternel ou à la couleur des pommes du jardin des Hespérides qui sont au commencement de la guerre de Troie…
Ces précisions rappelées, j’écris sans détour que je saisis parfaitement la détresse humaine exprimée par ces Français de la France d’en bas ou de cette France périphérique (1), dont les médias et les politiques parlent si peu. Effectivement, quand les premiers les évoquent, dans une large mesure, il ne s’agit pas de proposer des analyses pertinentes mais plutôt de vendre du papier et des espaces publicitaires télévisés pour promouvoir du Coca-Cola (2). Quand les seconds les mentionnent, inutile de se poser des questions : des élections se dressent à l’horizon. Et là, nous les voyons au marché, sourire aux lèvres, clins d'œil malicieux, le tout en serrant les mains de ceux qu’ils méprisent le reste du temps.
Je suis du peuple et je n’ai jamais prétendu le contraire. Je ne veux ni ne désire aucun titre de noblesse. Je ne ressens pas l’envie de revendiquer une épithète que je ne mérite guère.Jamais, je ne quémanderai mon rattachement au peuple car j’en suis. Je comprends parfaitement le dessein des bonimenteurs désirant ardemment se couvrir du titre respecté de défenseur du peuple. Toutefois, j’ai toujours trouvé ridicule que certaines personnes non issues de nos rangs aspirent à parler en notre nom. C’est ainsi depuis bien trop longtemps. Cela doit cesser ! Mon père était un ouvrier, ma mère femme au foyer. Elle préférait m’élever que d’occuper un emploi aliénant. Ceux qui me connaissent et suivent mes travaux savent pertinemment que je défends la France et ses intérêts vitaux.
Il convient donc de protéger tous les Français. Certains de nos compatriotes, les plus faibles, ont rappelé aux dominants - la classe médiatico-politique - que la démocratie en France naquît de cette volonté de contrôler le prélèvement et l’usage des impôts par l’Etat royal, tout en marquant une volonté farouche de refuser les taxations jugées arbitraires. Cela renvoie à l’exemple récent des Bonnets Rouges (3), dont je reparlerai. Les Gilets Jaunes soulèvent, entre autres, la question du consentement structurel ou conjoncturel des électeurs à l’endroit des élus. L’économie politique nous apprend que l’origine de la chute de la royauté en France relève d’un sujet fiscal et non d’un problème politique. Permettez-moi une incise, Al Capone, personnage emblématique du crime organisé dans les Etats-Unis de la Prohibition,n’est pas tombé pour meurtres ou pour coups et blessures. Il fut inculpé pour fraude fiscale à dix-sept années de prison dont onze ans ferme.
Je n’entrerai pas dans des considérations économiques poussées. Cette taxe sur le diesel est profondément injuste et inefficace, à la fois sur le plan écologique mais également au niveau comptable, contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement. Il me paraît évident que prélever à chaque Français le même pourcentage sur des produits de consommation grand public et de la vie de tous les jours, dont il est pour le moment difficile de se passer, sans tenir compte du revenu et de la situation - notamment en milieu rural - de ceux qui les utilisent constitue pour moi une véritable escroquerie.
Nul ne peut contester que la paupérisation des Français est réelle et inquiétante. Il convient de la combattre par le bon sens et le génie français. La dette contractée par la République depuis des décennies atteint des sommets inégalés. Cette monstrueuse créance résulte à la fois d’absurdités économiques et d’inconséquences politiques dont j’ai déjà maintes fois parlé. Il faut vraiment vivre dans une tour d’argent pour ne pas se rendre compte de l’extrême pauvreté touchant nos nombreux compatriotes. Avec cette affaire des Gilets Jaunes, certains oligarques ont, semble-t-il, découvert qu’en France des millions de Français n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Jamais les dominants, pouvoir politique et médiatique, n’ont voulu prendre sérieusement la mesure de ce phénomène extrêmement grave et angoissant pour l’avenir. Il a fallu une révolte des sans-grade pour que les privilégiés jettent un oeil angoissé et méprisant sur cette France agonisante.
Très rapidement, une des réactions officielles du gouvernement fut de répliquer que les Gilets Jaunes étaient manipulés par l’étranger. Cette vielle rengaine ressort souvent quand un mouvement spontané émerge face à une autorité politique. Déjà, lors de la Révolution, en 1793, certains révolutionnaires parlaient d’un complot des nobles et de l’Eglise quand une part non négligeable du peuple, sur l’ensemble du territoire national, se rebella naturellement contre les autorités républicaines à cause de la levée en masse, la déchristianisation, la hausse du pain et des grains. En mai 68, les gaullistes expliquaient que le mouvement, qu’il soit ouvrier ou étudiant, était manipulé soit par l’Allemagne de l’Est, soit par les Américains. Certes, ces derniers devaient se frotter les mains de voir De Gaulle dans l’embarras, mais de là à dire qu’ils manigançaient tout, on frôle la ridicule théorie du complot ultime et total.
Il ne faut pas être naïf : il est indéniable que Trump et Poutine se ravissent des difficultés de Macron, mais contrairement aux révolutions colorées, les dollars - à ce jour et personne ne saurait prédire l’avenir -, ni les roubles ne coulent à flot sur les Gilets Jaunes. Ne soyons pas non plus crédules et béni oui-oui. Une fois que la spontanéité du mouvement est passée, il y a bien évidemment des professionnels de l’agit-proprequi prennent les choses en main. On n’organise pas différentes manifestations en France sur plusieurs semaines, sans un minimum de concertations et d’organisation. Cependant, imaginer que la main de l’Oncle Sam ou les héritiers du KGB agitent les Gilets Jaunes tel Geppetto avec sa marionnette n’est vraiment pas sérieux pour ne pas dire plus…
De même, les tentatives grossières de récupération des partis politiques officiels ou de ceux en marge nous renseignent sur le caractère si peu représentatif de ces organisations. Ils tentent de récupérer le mouvement des Gilets Jaunes à leur profit en voulant le phagocyter. S’ils l’avaient construit, ils n’auraient nullement besoin d’être à sa remorque pour se l’approprier. Les Gilets Jaunes ne sont pas de gauche, ni de droite, ni des extrêmes. Ils crient tout simplement leur colère après des années de difficultés et de galères. Ils comprennent enfin que les élections ne servent à rien pour améliorer leurs conditions d’existence, si ce n’est à justifier la domination des puissants.
Il est tout de même important d’écrire que la taxe sur le diesel ne semble être qu’un prétexte à la révolte contre cette société satisfaisant, en définitive, de moins en moins de personnes. Beaucoup n’en peuvent plus. Une minorité seule l’exprime mais de manière illisible sur le plan politique. Les Gilets Jaunes regroupent de nombreux Français laissés sur le bord de la route : retraités, pensionnaires, étudiants, chômeurs, indépendants, agriculteurs, infirmières, auto-entrepreneurs, etc. Différentes revendications politiques sont apparues : Macron démission, démocratie participative ou populaire, référendum d’initiative citoyenne, arrêt de l’immigration, suspension des taxes, etc. Tout bien considéré, les Gilets Jaunes remettent sur le tapis la question de la légitimité en politique.
En effet, des interrogations se posent : Macron est-il légitime (la pertinence ou non de son action politique relève d’un autre sujet) quand il applique des mesures non inscrites dans son programme présidentiel ? De même, quelle est sa légitimité étant donné que ses promesses de campagne ne sont aujourd’hui pas respectées ? Et surtout, quelle est la légitimité d’un président de la République élu par une minorité d’électeurs donc par une minorité de Français ? Dois-je rappeler qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 moins d’un quart de la population française a choisi l’ancien employé de la Banque Rothschild ? Avez-vous oublié que son élection tient essentiellement au mécanisme du système démocratique français, à savoir ce fameux deuxième tour obligeant non pas à choisir un candidat mais à éliminer celui que les électeurs considèrent comme le plus nocif et le moins bon ? Les Gilets Jaunes, ultra-minoritaires, sont-ils légitimes pour représenter les Français ? Leur désespoir et leur violence valident-ils leur position ?
Les Gilets Jaunes, mais également les différentes manifestations se tenant sous le régime républicain, rappellent l’incohérence de ce système érigeant le peuple en souverain, mais un souverain bien falot. Ce dernier doit déléguer sa souveraineté à un individu ne rassemblant jamais sur sa personne la moitié des Français plus un. La démocratie représentative, sur le plan du concept peut présenter aux yeux de certains quelques atouts, encore que, à titre personnel, je la considère, même sur le plan purement intellectuel, comme totalement incohérente. Quoiqu’il en soit, qu’on lui reconnaisse ou non des vertus d’un point de vue théorique, elle montre de manière factuelle son incapacité à diriger le pays et à surmonter ses diverses discordances.
Objectivement, sont-ils nombreux les Français à se reconnaître dans un Chirac, un Sarkozy, un Hollande ou même un Macron ? Nous pouvons également poser la question en ajoutant Mitterand, Giscard d’Estaing, Pompidou ? Il existe une hypothèque concernant De Gaulle, encore que, comme chacun sait, celui-ci bénéficia d’un contexte très particulier sur lequel beaucoup reste à écrire (4). Concrètement, alors que les nombreux théoriciens de la République, inspirés par les théories de Montesquieu (5), ont combattu l’absolutisme etla monarchie en posant le principe de la séparation des pouvoirs, que constatons-nous depuis des lustres ? Tout le contraire : l’exécutif décide de tout, des lois, des projets, des décrets d’application, des arbitrages, de la conduite des affaires de la France, sans aucun contrôle effectif du peuple, censé être à la fois souverain et représenté par ses élus.
Le consentement est le nouveau mot à la mode, depuis l’apparition de toutes ces affaires - réelles ou supposées - gâtant les relations entre les hommes et les femmes. Or cette convenance ne se pratique guère en politique et c’est peu de le dire. Un élu (maire, député, président) ne rend jamais vraiment compte à ses électeurs de son action. Pendant son mandat et dans l’écrasante majorité des cas, l’élu n’attend pas l’assentiment des électeurs, pas plus qu’il ne les consulte pour mener ses différentes actions non inscrites dans son programme de campagne. Faut-il parler de viol politique puisque les élus agissent sans l’approbation de leurs électeurs et de ceux qui n’ont pas voté pour eux ? Certains nous rétorquerons que la future élection permet aux citoyens de valider ou non les réalisations et les projets des élus. Cependant, en cas de mauvais choix répétés et avec les dégâts (politiques, économiques, sociaux) provoqués, est-il raisonnable de laisser un édile aller au terme de sa mandature ? Je ne suis pas démocrate, ni républicain. J’écris ces questions afin de dévoiler les paradoxes de la République.
Je remarque donc que tous les théoriciens de l’Egalité prétendant imposer la volonté du peuple et la souveraineté populaire, agissent comme des manichéens. Lors des Guerres de Vendée, les paysans et maraîchers de l’Ouest de la France, de basse extraction sociale, n’étaient pas considérés comme appartenant au peuple par les Conventionnels parce qu’ils défendaient le catholicisme et le royalisme. Les révolutionnaires les qualifiaient même d’ennemis du peuple. C’est dire ! Les bourgeois républicains et libéraux, qu’ils soient issus du XVIIIème ou du XIXème siècle, n’ont pas agi différemment avec le vote censitaire : seuls ceux payant le cens participaient aux élections. Le fermier travaillant dur sans pouvoir s’acquitter d’un impôt assez élevé n’était-il pas du peuple ? Et que dire de la position de la femme dont la position sociale a énormément reculé grâce au Code Civil. Dans l’esprit des rédacteurs de ce monument juridique, les femmes ne devaient-elles pas être comprises comme appartenant au peuple ? Et si elles en étaient à part entière, pour quelles raisons avoir attendu 1944 pour leur accorder le droit de vote ?
La démocratie incarne, dans l’esprit de nombreux Français, le pouvoir du peuple par le peuple. Mais comment est-ce possible si des membres sont écartés, méprisés ou mis de côté en fonction de leur statut social, de leur sexe, voire de leur âge ? Un adolescent de 16 ans n’appartient-il pas au peuple ? De fait, les penseurs démocrates et républicains considèrent qu’ils ne peuvent pas faire confiance à la masse dans les choix décisifs pour le pays. D’où les différentes barrières établies depuis l’avènement de la Première République pour empêcher un nombre important de Français de participer directement à la vie politique. Et que dire de la pratique quasi inexistante du référendum ? Pour quelles raisons est-il si peu usité en France, alors que depuis 1958 il est reconnu, avec le mode représentatif, comme l'une des deux modalités d'expression de la souveraineté nationale ? Tout simplement parce que les dominants se méfient comme de la peste des gens ne leur ressemblant pas.
D’aucuns nous répondront que les barrières sont tombées et que tout Français majeur a aujourd’hui le droit de vote sans distinction de sexe, d'origine, de religion ou d'idéaux politiques. Sur le papier c’est bien joli, mais dans les faits leur système affiche une structure très bien ficelée. Le peuple est présenté comme souverain, mais il délègue sa souveraineté à un individu (président) ou à un groupe d’individus (députés), ne représentant qu’à de rares exceptions près la majorité, pour conduire les affaires politiques du pays. De plus, les journalistes, véritables alliés et alibis des politiques, justifient leur existence en expliquant au bonpeuple bêteet méchant pour qui et pour quelles raisons il doit voter. L’infrastructure sociale permet simultanément la domination des élites sur le peuple et le renouvellement perpétuel de la classe supérieure. Pour faire simple, les têtes changent mais l’esprit demeure. En conséquence, il n’est guère étonnant de retrouver dans des proportions infimes des fils de manutentionnaires parmi les représentants de la Nation ou des Français des classes sociales inférieures occuper les plus hauts postes de l’administration. Cet état de fait persiste depuis de nombreuses décennies. L’Egalité vantée par les idéologues se brisent sur le mur implacable de la réalité.
Je constate le mensonge des théoriciens de la démocratie quand ils expriment l’idée que les individus formant la population d’un pays puissent être capables de choix rationnels et objectifs. Ce subterfuge idéologique ne peut être nié, vu que cette souveraineté populaire - comme écrit plus haut - n’agit que par délégation, et encore de manière très encadrée au gré des élections. Les citoyens votent pour d’autres citoyens qu’ils estiment - à tort - plus compétents pour exercer les fonctions politiques. De la sorte, la démocratie représentative loin d’être le pouvoir du peuple par le peuple, établit une véritable césure entre élus et électeurs. Les premiers ayant moults avantages dont certains me paraissent réellement excessifs, pendant que les seconds se contentent des miettes qu’on leur donne… Pour combien de temps ?
Soyons clairs et dévoilons une nouvelle ambiguïté démocratique : si le peuple se montre assez mature pour désigner le magistrat suprême, pour quelles raisons ne serait-il pas capable de gérer directement les affaires du pays sans aucune intermédiation ? Précisons que les élus sont supposés être les meilleurs représentants d’un peuple, d’un pays ou d’une nation. Détrompez-vous, la démocratie ne devient pas une espèce d’aristocratie (6) - le gouvernement des meilleurs - car les mandatés sont le plus souvent ceux disposant du plus gros budget de campagne. La démocratie matérialise le règne des argentiers. Dans ces conditions était-il vraiment nécessaire de mettre la France à feu et à sang pendant des années à partir de 1789, si l’objectif ne visait que la prise du pouvoir pour le confisquer au profit d’une minorité ?
Néanmoins, l’ambiguïté entre les élus et le reste ne s’arrête pas là. La République s’enferme dans des antagonismes nécessairement fatal à plus ou moins long terme. Dans l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (7), nous lisons : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». Dans le corpus intellectuel de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, cette résistance à l’oppressionest vue comme une réaction de défenselégitime des gouvernés contre les excès commis par leurs gouvernants. Considérant ce point de vue, la République peut-elle reprocher aux fameux Gilets Jaunes, de manifester afin de lutter contre cet asservissement social, fiscal, économique et politique ? Non ! Sinon la République foulerait allègrement un de ses principes constitutifs qu’elle a gravé dans le marbre. En même temps, l’incohérence ne la dérange pas pourvu qu’elle garde le pouvoir.
Posons clairement le débat : les représentants du gouvernement (Président, Premier Ministre, porte-parole, Ministres) et tous les officiels de l’état peuvent-ils sérieusement reprocher aux Gilets Jaunes le saccage de certaines rues, l’agression des forces chargées du maintien de l’ordre et les dégradations commises à l’Arc de Triomphe ? Bien évidemment que non ! S’ils condamnent ces violences, je leur rappellerai que leur République est née du démontage de la Bastille pierre par pierre et que le sang de Bernard René Jourdan, marquis de Launay (8) et de ses hommes a cimenté ce bel édifice républicain.
De fait, Macron se trouve face un véritable choix cornélien. Ne pas écouter les Gilets Jaunes signifierait se les mettre à dos. Chacun sera libre de considérer que les manifestations, même violentes, ne donnent rien. Ecouter les Gilets Jaunes, c’est-à-dire accepter leurs revendications les plus communes, signalerait à tous les Français que la violence devient le seul moyen de se faire respecter et entendre du pouvoir politique en place. Ce jeu dangereux finit toujours par se retourner contre tout le monde, adeptes compris. Si la rue devient le seul terrain d’expression politique libre, nous quitterons pour de bon le débat des idées pour rejoindre le rapport de force permanent. La séquence historique qui s’est déroulée à Paris de 1789 (Ouverture des Etats-Généraux) à 1799 (Coup d’Etat de Bonaparte) révèle la dangerosité de cette option…
Ajoutons également que tout geste présidentiel ostentatoire en faveur des Gilets Jaunes sera perçu comme un aveu de faiblesse et comme le symbole des erreurs passées (9). Toute action visant à maintenir le cap fixé par le gouvernement fera de Macron un dictateur (10)(au sens moderne du terme) se drapant dans son orgueil. Il sera alors accusé de ne pas comprendre le peuple en souffrance. La tentation de donner un peu mais pas trop, en somme de faire le grand écart entre fermeté et compréhension, s’apparente à une voie de compromis que le Président de la République emprunte sur la pointe des pieds. Sur le long terme cette stratégie risque de s’avérer perdante.
Pour faire écho au dernier soubresaut populaire d’une certaine ampleur, rappelons brièvement l’historique des Bonnets rouges. Il s’agit d’un mouvement de protestation apparu en Bretagne en octobre 2013, en réaction aux mesures fiscales relatives à la pollution des véhicules de transport de marchandises et aux nombreux plans sociaux de l'agroalimentaire. Cette mobilisation massive en Bretagne s’est traduite par l’occupation de ponts, l’endommagement et la destruction des portiques écotaxes. Cette action d’ampleur et violente, cristallisée en plus par un fort sentiment identitaire face à un pouvoir central jacobin, a déstabilisé le gouvernement. Cela a conduit le Premier ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault, à annoncer en moins de deux mois, une grande réforme fiscale et un « Pacte d'avenir pour la Bretagne ». Conclusion : la violence peut obtenir des résultats à condition de frapper au bon endroit et de maintenir la mobilisation durant assez longtemps.
Dès le début de son mandat et même au cours de la campagne présidentielle, Macron proclamait tout haut ce que la haute bourgeoisie pense tout bas : il avait parlé des fainéants, des illettrés, des réfractaires au changement, de ceux manquant de moyens pour s’acheter un costume, de ceux portant un bleu de travail, qu’il était facile de trouver un métier puisqu’il suffisait de traverser la rue, etc. Il se plaçait dans la droite ligne de son prédécesseur. Hollande avait osé parler avec morgue des « sans dents » (11). Ce mépris macronien envers les plus faibles, l’affaire Benalla, les choix de sa politique pèseront très lourd en 2022…
Que les choses soient claires, Macron ne tire pas sa légitimité des urnes, du peuple ou de ses réussites en tant que Ministre. Sa place à l’Elysée, il la doit à une propagande savamment orchestrée par l’oligarchie médiatique et financière. Malheureusement, les Gilets Jaunes, pour la plupart, ne saisissent pas cette réalité politique. Macron ne personnifie en fin de compte qu’une des faces visibles de cette nomenklaturadétruisant les emplois et pillant les richesses de la France. S’en prendre à lui ou à Edouard Philippe revient à arracher la mauvaise herbe, sans détruire les racines. Je ne crois pas possible, en l’état actuel des choses, que les Gilets Jaunes puissent bâtir une profonde réflexion politique consacrée aux institutions ou aux problèmes majeurs nous accablant. Ils sont trop dans l’émotion, trop dans le malheur, trop dans le désarroi pour mener à bien cet exercice intellectuel. Lénine disait : « on ne fait pas la révolution avec des têtes pleines mais avec des ventres vides ».
Nous ne sommes pas à la veille d’une révolution ou d’une guerre civile. Dire cela c’est mentir, ou prendre ses rêves et ses craintes pour la réalité. Les Gilets Jaunes ne proposent pas de véritable programme, ils n’ont pas de relais crédibles et sérieux dans les médias, pas de structure, pas de moyens financiers conséquents, pas de relations diplomatiques, pas de messages clairs. Peut-être que cela changera ? L’avenir le dira. Pour le moment, leur motivation, leur sincérité et leur naïveté les accompagnent. Ils réussissent à entretenir une petite étincelle. Cette dernière se transformera-t-elle en incendie ? Je ne le pense pas. Il y a encore trop d’écrans plats et de consoles de jeux à acheter, trop de crédits à souscrire pour s’offrir des objets de consommation souvent futiles et surtout les réfrigérateurs sont encore pleins pour de nombreuses familles françaises…
Dans notre pays républicain et profondément jacobin, nous entendons depuis quelques temps des comparaisons douteuses émanant des Gilets Jaunes mais pas seulement. Macron serait un nouveau Louis XVI (12) et le système républicain en déliquescence cet Ancien Régimeen perte de vitesse. Il n’y a rien de commun entre l’héritier d’une tradition remontant au Sacre de Reims et un chef d’Etat républicain tirant sa légitimé du jour d’avant grâce à l’onction cathodique. Je n’en dirai pas plus concernant cette idée niant les spécificités historiques et politiques de la monarchie (13). Il me semble important de ne jamais verser dans les idées fausses et les caricatures outrancières surtout si l’on croit défendre une idée juste.
Les Gilets Jaunes se rebellent contre l’ordre établi parce qu’ils n’en peuvent plus de ces taxes, du chômage, de la précarité, de l’insécurité financière permanente, de ne pas pouvoir vivre décemment de leur emploi s’ils ont en un, de ces injustices sociales et du dédain des dominants. Cependant, les Gilets Jaunes en particulier et les Français en général ne se sont malheureusement pas levés en masse contre cette caste médiatico-politique vendant littéralement la France. Ils n’ont pas protesté vigoureusement, lorsque la France a perdu sa souveraineté, sa liberté, sa monnaie, son drapeau. Face au libre-échange, au libéralisme économique et moral, aux délocalisations, à l’immigration de masse, peu se sont révoltés. Quand les hommes au pouvoir bradent notre savoir-faire et nos fleurons industriels, dilapident les richesses créées par les Français, imposent des programmes scolaires en dépit du bon sens et prennent des mesures contre la loi naturelle, où sont les Français épris de justice et de liberté ?
La politique sérieuse, juste et équitable demande, que dis-je, exige de la continuité, seule capable de préserver la France de dislocation. Nos intérêts vitaux commandent que le chef de l’Etat soit libre, non soumis au clientélisme financier et à l’affreux régime des partis qui plonge littéralement notre pays dans une guerre civile politique permanente. En France, la République reste synonyme de division. Chaque élection présidentielle résonne comme une défaite pour la France, car elle concrétise la victoire d’une partie de la population sur une autre. Que les Gilets Jaunes et leurs suiveurs ne tombent pas dans ce piège illusoire et grotesque de vouloir gagner quelque chose au dépend d’autrui. Rien de bon ne sortira de cette tambouille politicienne. Qu’ils comprennent que la légitimité politique ne provient pas de la rue, de la violence, des médias ou de la finance…
La France a besoin de retrouver son régime naturel. Louis XIII avait dit : « La France a bien fait voir qu’étant unie elle est invincible, et que de son union dépend sa grandeur, comme sa ruine de sa division ». Nous avons tous une part de responsabilité dans le redressement de notre pays. Le monde de demain, celui que nous léguerons à nos enfants et petits-enfants, peut et doit se construire dès aujourd’hui.
Notes
(1) La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populairesest un essai du géographe français Christophe Guilluy, paru en septembre 2014 chez Flammarion.
(2) Patrick Le Lay, ancien président directeur général de TF1 avait déclaré en 2004 que le métier des télévisions privées était de vendre « du temps de cerveau humain disponible » aux annonceurs.
(3) Le mouvement des Bonnets rouges est un mouvement de protestation apparu en Bretagne en octobre 2013, en réaction aux mesures fiscales relatives à la pollution des véhicules de transport de marchandises et aux nombreux plans sociaux de l'agroalimentaire.
(4) De Gaulle, un mythe infondé, article publié par l’auteur en novembre 2010
(5) De l’esprit des loispublié en 1748 à Genève
(6) Le terme aristocratievient des racines grecques aristoi(άριστοι), les meilleurs, et kratos(κράτος), pouvoir, autorité, gouvernement.
(7) Voir le site du Conseil constitutionnel cliquez ici
(8) Commandant de garnison à la Bastille. Après la chute de la forteresse royale, il est poignardé à plusieurs reprises avec des baïonnettes et reçoit un coup de feu. Après le meurtre, sa tête est sciée par un boucher, Mathieu Jouve Jourdan. Elle est fixée au bout d'une pique et promenée dans les rues de la capitale. De Launay est l’une des premières victimes de la Révolution française, aux côtés d'autres défenseurs de la Bastille, également lynchés.
(9) Edouard Philippe reconnaît déjà des erreurs cliquez là
(10) Dans la Rome antique, le dictateur est un magistrat détenant les pleins pouvoirs, nommé en situation de crise.
(11) Valérie Trierweiler dans son livre Merci pour le momentécrit qu’« en réalité, le président n'aime pas les pauvres» et qu'il parle des «sans-dents» pour les qualifier.
(12) Louis XVI, un homme, un roi, essai politico-historique publié en janvier 2016, à l’occasion des commémorations pour le Roi Martyr.
Pour en savoir plus cliquez ici
(13) Pourquoi être royaliste ?, essai politico-historique publié en juin 2016. Pour approfondir le sujet cliquez là
09:53 Publié dans Gilets Jaunes, Les entretiens avec Franck Abed | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | |
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