jeudi, 05 septembre 2019
Les institutions contre les peuples
Par Natacha Polony
L’époque est au rocambolesque. Au politiquement décoiffant. A la franche brutalité. Des majorités qui valsent, des alliances qui explosent et d’autres qui sortent comme un lapin du chapeau. On est en Italie... ou au Royaume-Uni. Et l’on parle « coup de force » ou « coup d’Etat », « coup de théâtre » ou « coup de Jarnac ». La vieille démocratie parlementaire voit un Boris Johnson museler sa représentation nationale, et le pays des combinazioni en invente une, improbable et branlante, pour empêcher un Matteo Salvini de recourir aux urnes. Dans les deux cas, les commentateurs avisés sont priés de considérer que deux populistes dangereux ont voulu violer les institutions pour poursuivre leurs sombres menées. Or la situation est bien plus dangereuse que cela.
L’abus du terme « populiste » pour désigner à peu près tout ce qui contrevient à la bienséance idéologique, tout ce qui prétend remettre en cause l’ordre économique imposé, nit par brouiller totalement les cartes en mêlant dans un même opprobre les démagogues simplistes et irresponsables et les opposants au néolibéralisme dans ses formes les plus hégémoniques. Pourtant, ce qui se joue en Grande-Bretagne comme en Italie, à travers des figures repoussoirs, est majeur : c’est la confrontation inédite entre deux légitimités, celle des institutions et celle du peuple en tant que communauté politique. Boris Johnson se réclamant du référendum face à une Chambre des communes paralysée depuis trois ans, Matteo Salvini espérant des élections pour transformer des sondages en voix face à des députés sociaux-démocrates et cinq étoiles prêts à nouer une alliance aux objectifs inverses de ceux poursuivis par le même Mouvement cinq étoiles et qui l’avait conduit à former un gouvernement avec la Ligue... Dans les deux cas, on trouve l’idée que les élus instrumentaliseraient les institutions pour contrer la volonté des citoyens. Un soupçon qui ressemble fort à celui qui fracture aujourd’hui le paysage politique français et que la crise des « gilets jaunes » a mis en pleine lumière.
Se contenter d’en appeler à la démocratie représentative comme seul régime authentiquement démocratique ne peut plus su re, puisque ces phénomènes démontrent de diverses manières qu’elle connaît une crise majeure. Si le principe même de la représentation est remis en cause par des citoyens, que ce soit à travers la revendication d’une démocratie directe plus ou moins fantasmée ou le vote pour un chef démagogue se présentant comme une émanation de la volonté populaire, ce n’est pas seulement, comme aiment à le répéter certains brillants analystes, à cause de l’hypernarcissisme d’une époque biberonnée aux réseaux sociaux, à l’obscurantisme et à l’expression du moi. C’est essentiellement parce que la démocratie représentative apparaît à beaucoup comme incapable désormais de traduire la volonté populaire, et donc de se montrer véritablement démocratique.
De façon caricaturale, les épisodes italien et britannique illustrent ce qui arrive quand le divorce entre représentants et représentés vire à la foire d’empoigne. Bien sûr, le Parlement britannique a été élu par le peuple deux ans après le référendum, et ce même référendum n’impliquait nullement une sortie sans accord. Mais, dès le départ, certains avaient décidé qu’il fallait à tout prix revenir sur le vote du peuple britannique, et repousser indéfiniment un éventuel Brexit. Bien sûr, Matteo Salvini polarise la vie politique italienne en instrumentalisant sans vergogne la crise migratoire. Mais la critique des politiques néolibérales menées par l’Union européenne, qui était la base de l’accord entre la Ligue et le Mouvement cinq étoiles, quels que soient les dangers d’une telle alliance, aurait dû être menée par tous ceux qui, aujourd’hui, s’indignent que des « populistes » séduisent le peuple.
La démocratie représentative ne fonctionne que quand les représentants représentent. C’est-à-dire quand ils respectent la volonté des représentés. Force est de constater que ce n’est plus le cas depuis que la vague de dérégulation du capitalisme a convaincu les politiques de se soumettre aux dogmes économiques et que l’affaiblissement des classes moyennes concentre les pouvoirs et les mandatures dans les mains des plus favorisés. « Les peuples contre la démocratie » est devenu le slogan de ceux qui font mine de s’inquiéter. Il est le résultat de décennies de démocratie contre les peuples, ou d’une instrumentalisation des institutions démocratiques pour limiter la mauvaise habitude des peuples de ne pas comprendre les merveilles du libre-échange, de l’OMC et de la division mondiale du travail. Le résultat est là : des démocraties au bord de l’implosion, impuissantes à offrir un débouché politique aux colères et aux aspirations des peuples.
Source : Marianne 05/09/2019
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