dimanche, 07 juin 2020
Nous ne jouons plus dans la cour des grands
Entretien avec Marcel Gauchet *
De quoi la crise sanitaire qui a touché la France a-t-elle été le révélateur ?
Nous avons pris conscience de l’extrême vulnérabilité de notre système de fonctionnement collectif. Nous vivions sans aucune anticipation stratégique d’une telle menace, alors que les épidémies, en Asie, sont une préoccupation familière. En France, l’impréparation a été totale ! Notre système de santé, supposé être l’un des meilleurs du monde, s’est révélé sous-dimensionné et très mal géré. L’effet du confinement nous classe en outre parmi les mauvais élèves en Europe. Nous ne jouons plus dans la cour des grands. Un autre élément a été décisif pour la conscience française : la mesure du délabrement de l’Etat et, plus largement, de notre système de décision politique, complètement désarticulé.
C’est-à-dire ?
Les décisions, pendant cette crise, ont été rendues de manière souvent incompréhensible pour les citoyens. L’Etat a présenté son pire visage, soit une étroitesse bureaucratique, un côté tatillon, autoritaire, voire persécuteur, sans se montrer efficace pour autant. Le jacobinisme impotent, ce n’est pas possible ! On pouvait accepter ces mauvais côtés quand cela marchait ; mais si c’est inefficace, ça devient insupportable. L’attestation dérogatoire de déplacement restera comme un chef-d’œuvre dans les annales de la folie bureaucratique. Il faut la conserver pieusement pour l’édification des générations futures !
Par ailleurs, le Parlement n’a pas existé pendant la crise. Quant aux pouvoirs décentralisés, ils ont pris des initiatives dans la cacophonie. Tout cela a donné l’impression, impalpable, d’une défaillance collective. C’est un choc, une blessure narcissique profonde. C’est aussi le réveil d’un somnambule.
Beaucoup de pays ont été sur pris par la crise. Certains s’en seraient-ils pourtant mieux sortis ?
Oui ! Nous avons pu mesurer que nous étions parmi les cancres en Europe, réduits à notre situation de pays méditerranéen, au même titre que l’Espagne ou l’Italie ! Avec l’Allemagne, nous ne jouons plus dans la même catégorie. La vulnérabilité de notre système économique est apparue de manière une redéfinition de la place objective de la France en Europe.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
C’est un phénomène profond, ancien. Ce qui est en cause, c’est le rapport des élites françaises à la mondialisation, qu’elles n’ont pas comprise. Ces dernières ont une vertu, qui est aussi un défaut politique : elles sont universalistes, se voient comme « citoyennes du monde ». Le patriotisme économique, par exemple, leur apparaît totalement ringard ! Ces élites sont par ailleurs animées par un sentiment de supériorité, avec la conviction absurde que nous sommes plus malins que tous les autres et que nous allons sortir de cette compétition mondiale par le haut. Il y a eu une très mauvaise appréciation du rapport de force. Les entreprises françaises sont celles qui se sont fait le plus piller en termes de brevets, de savoir faire, par les entreprises chinoises, car ce sont elles qui ont pris le moins de précautions. Finalement, la France, portée par sa mégalomanie, a raté l’entrée dans la mondialisation.
D’où cette mégalomanie française vient-elle ?
D’un grand passé, d’une grande culture... La France est la première destination touristique du monde ! Elle a maintenu en outre les apparences de la grandeur, à l’échelle internationale : un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, un rôle théorique d’inspirateur de la construction européenne – alors que celleci nous échappe en réalité largement. Souvenons-nous de la majestueuse entrée en scène d’Emmanuel Macron au pied de la pyramide du Louvre, le soir de son élection en 2017, un épisode extra ordinaire ! La France se pense comme étant au centre du jeu et les Français vivent largement sur cette idée. Valéry Giscard d’Estaing, le malheureux, avait un jour osé dire, dans un moment de sincérité mal inspiré : « La France est une puissance moyenne. » Ce fut un tollé ! C’était pourtant prophétique. Depuis, personne n’a osé aller dans ce sens. Notre pays a un problème d’image de lui-même et d’appréciation réaliste de sa position dans le monde.
Les institutions portent-elles une responsabilité ?
Oui. Ces institutions ont été conçues par un homme pour un homme, Charles de Gaulle, qui avait une stature hors de l’ordinaire. Il a donc donné à ses successeurs l’obligation d’être des grands hommes, comme si c’était écrit dans la Constitution. Ce qui rend leur tâche impossible et les voue à une mégalomanie constitutionnelle, avec la tentation permanente de retrouver les élans lyriques du fondateur. Quand Macron a fait son discours sur le confinement, le 16 mars, il avait sans nul doute l’impression de rejouer l’appel du 18 juin.
La Constutition de la Ve République transforme l’élection présidentielle en ordalie historique : vous êtes le sauveur du pays où vous n’êtes rien. Cela met la barre très haut. Et cela promet le président à une déception qui paralyse son action. Très vite, nos président n’ont plus la légitimité qui leur permettrait de mener une action consensuelle, au sens démocratique du terme, c’est-à-dire acceptable par l’opposition.
Faut-il changer les institutions ?
Il faudrait pouvoir les changer mais ce n’est pas possible. Il s’agit d’un système pervers : plus la déception des citoyens à l’égard de l’action des gouvernants s’approfondit, plus ils ont l’impression que le seul levier qui leur reste, c’est l’élection présidentielle. Plus le système est dévalué, moins les gens sont prêts à accepter une réforme du système. Nous sommes dans une impasse politique. Tout repose donc sur la sagesse d’un président de la République qui aurait le bon sens, non pas de changer les institutions, mais d’en changer l’esprit. En Allemagne, Angela Merkel sait bien faire comprendre que toute décision politique résulte d’un compromis. En France, c’est évidemment vrai aussi, mais c’est caché derrière un vernis d’autorité et de verticalité. On l’a très bien vu pendant la crise sanitaire : il fallait arbitrer entre deux contraintes de nature très différente. Ce qui aurait dû donner lieu à un débat et à un compromis.
Or, il n’y a eu aucun débat...
Et pas de vrai compromis non plus ! Cette décision de confiner le pays, dans le sillage d’un régime autoritaire comme la Chine, a été prise sous le signe d’un sentiment très partagé dans la crise: la peur. La peur politique de rater le coche, d’être en décalage avec une société imprévisible que les gouvernants ne comprennent pas vraiment. La décision de confiner a été prise au sommet de l’Etat dans la panique, sans vraie réflexion, pour pallier le fait qu’on manquait de moyens pour faire face à cette crise: masques, tests, lits de réanimation... La logique d’imitation a également joué : on ne pouvait pas faire moins que les voisins.
Voyez-vous, malgré tout, quel que raison d’espérer ?
Nous devrions pouvoir compter sur l’attachement des Français à des institutions qui ont fait leur fierté par le passé et font le ciment de la vie collective : l’hôpital et l’école. Améliorer la situation des deux est à notre portée ! Mais nous avons surtout besoin d’un examen de conscience, d’un audit du pays, de ses failles et de ses faiblesses. Nous ne sommes pas en 1940, mais nous avons à réécrire quelque chose comme L’Etrange Défaite de Marc Bloch.
Cette crise peut-elle être l’occasion d’une renaissance ?
Elle peut être l’occasion d’une épreuve de vérité. Les Français vont devoir arrêter de se raconter des histoires, et regarder les choses en face. Or, là, tout le monde a compris qu’il y avait des choses à regarder... Ce serait, à mes yeux, un acquis fondamental. De cette épreuve de vérité pourraient naître des possibles.
Propos recueillis par Solenn de Royer pour Le Monde 7/6/2020
(*) Historien et philosophe, Marcel Gauchet est directeur d’études émérite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard).
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