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lundi, 28 février 2022

Ukraine : le chassé-croisé des patriotes

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Mathieu Bock-Côté

Il aura suffi de quelques heures à peine pour que la crise ukrainienne s’invite dans les conflits qui traversent la vie politique française, pour les radicaliser, à un moment où l’élection présidentielle révèle aux yeux de tous la passion bien française pour la guerre civile idéologique. Au centre de cette querelle, qui n’est pas nouvelle, mais qui prend une vigueur inédite, se trouve le rapport à la Russie comme révélateur historique et politique.

De manière schématique, on le sait, « les souverainistes » cherchaient à tenir compte de la vision russe du monde dans leur réflexion sur la civilisation européenne. Certains le faisaient par un antiaméricanisme pavlovien, et d’autres, par fascination trouble pour un pouvoir fort censé incarner l’exact contraire de la supposée décadence occidentale. Mais la plupart avaient surtout la conviction que la géographie condamne les peuples partageant un même continent à tenir compte de leurs intérêts mutuels.

De l’autre côté du débat, certains « européistes » et autres libéraux plus ou moins mondialistes, ne cachant pas leur aversion envers le fait national, ou du moins le jugeant dépassé à l’échelle de l’histoire, étaient d’une franche hostilité à l’endroit de la Russie, jugée retardataire, et condamnée à reproduire des schèmes autoritaires inscrits d’une manière ou d’une autre dans la psyché nationale la plus profonde. Mais le cœur de leur position ne variait pas : la souveraineté nationale était périmée, et s’y accrocher relevait d’une mentalité déphasée.

Pour peu qu’on dégage cette querelle de la passion française de la guerre civile idéologique, on y verra un clivage entre deux conceptions de la nation, une ancrée dans la conscience de la diversité profonde du monde, qui s’accompagne de la diversité inévitable des régimes, et une autre qui se construit dans la mise en scène de valeurs universellement valables, qu’il faudrait promouvoir partout, quelles que soient les circonstances. On aurait tort de condamner ces positions à l’étanchéité idéologique, dans la mesure où chacune dévoile une part légitime de la conscience historique occidentale.

C’est en ayant ce clivage à l’esprit qu’on comprendra la polémique des derniers jours, où les partisans du camp «libéral» ont cherché à jeter l’opprobre sur ceux du camp «national» en les présentant comme les valets de la Russie, qu’ils préféreraient à leur propre patrie. Plus encore, on jugerait désormais du patriotisme des uns et des autres en fonction de leur volonté de pousser toujours plus loin les sanctions contre la Russie, au point même d’envisager des frappes militaires contre lui. Ceux qui souhaiteraient éviter la montée aux extrêmes, et éviter un embrasement généralisé, seraient en fait des défaitistes, des «munichois» de 2022. L’appel aux armes serait désormais la marque du patriotisme.

On y verra une tentative explicite d’inverser les pôles du patriotisme. Surgit ici l’extrême centre, où se retrouvent plusieurs néoconservateurs à l’américaine qui multiplient les rodomontades médiatiques et en appellent même, à demi-mot, ou de manière tout à fait explicite, à faire la guerre à la Russie. Cette querelle n’est pas sans faire penser à celle qui a traversé les milieux conservateurs américains, début 2003, au moment de l’invasion de l’Irak, quand ceux qui s’y opposèrent furent traités de «unpatriotic conservatives». Vingt ans plus tard, elle nous rappelle les dangers du fanatisme idéologique, quel qu’il soit.

Il faut pourtant rappeler une chose simple : à peu près tout le monde a été sidéré par l’invasion russe. Ce scénario n’était jamais sérieusement envisagé. La saine raison voudrait qu’on cherche moins à punir ceux qui, encore hier, divergeaient dans l’analyse de la situation russe qu’on demande à ceux qui prétendent gouverner de quelle manière ils entendent réagir. Depuis, chacun, dans la classe politique, a su laisser de côté sa théorie pour répondre au caractère exceptionnel des événements, et tous condamnent sans hésitation l’offensive russe.

Chose certaine, l’offensive de Poutine repose sur une analyse cruelle, mais perspicace du monde occidental : il est trop affaissé, trop dévitalisé, trop inhibé par ce qu’il croit être la part sombre de sa propre histoire pour réagir. Les États-Unis entendent désormais projeter leur puissance vers l’Orient, alors que l’Europe ne se sent plus mentalement capable d’imaginer une politique de puissance, ce qui la condamne à être dominée chez elle, ou du moins, paralysée dans ses frontières. Il ne serait pas interdit de souhaiter que les différentes familles politiques, au-delà de leurs chamailleries idéologiques ritualisées, cherchent à répondre à cette question de portée historique. Que les solutions diffèrent pour sortir de la crise est inévitable et relève des lois ordinaires de la vie politique.

Source : Le Figaro 26 /02 /2022

 

08:09 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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