samedi, 26 avril 2025
Encore deux ans de "Jupiter"… Et au moins dix ans d’errance dans les déserts médicaux ?
Didier Lecerf
Hier, vendredi, François Bayrou a dévoilé son plan pour lutter contre les déserts médicaux… Il faut dire qu’aujourd’hui, pour beaucoup de Français, trouver un généraliste, certains spécialistes (ophtalmologues, dermatologues…), obtenir un rendez-vous médical, si possible près de son domicile et dans un délai raisonnable, tient du parcours du combattant ou se révèle impossible. Ces dernières années, par la magie de notre sur-administration, les déserts médicaux se sont multipliés, condamnant des millions de patients à une éprouvante - et souvent vaine - quête du praticien providentiel sur les applications spécialisées, telles doctolib et maiia. Une illustration supplémentaire du "génie" anticipatif de nos dirigeants éclairés qui, dans le même temps, avec une inconscience ou un cynisme confondants , multiplient les campagnes en faveur de la prévention…
En 2020, dans Quel pays offre les meilleurs soins de santé au monde, l’oncologue et bioéthicien américain Ezekiel Jonathan Emanuel faisait un sort à l’assertion selon laquelle notre pays disposerait encore du meilleur système de santé. De son enquête, il ressortait en effet que les systèmes hollandais, allemand, norvégien et taïwanais sont bien supérieurs. Ce constat n’étonnera certainement pas les 87% de Français qui vivent actuellement dans un désert médical, c’est-à-dire une partie du territoire où un habitant ne peut espérer obtenir plus de 2,5 consultations par an…
Une pénurie de généralistes qui empoisonne la vie de millions de Français
Ces dernières années, en effet, alors que la population continue de croître (+30% en 50 ans), qu’elle vieillit et que la demande de soins augmente, le nombre des médecins généralistes a baissé. Entre 2010 et 2023, il est passé d’environ 103.000 à un peu plus de 101.000 (au 1er janvier 2024). De plus, selon un sondage menée auprès de 1.500 d’entre eux durant les quatre premiers mois de 2022, 65% ne prennent plus en charge de nouveaux patients en tant que médecin traitant (contre 53% en 2019). Aussi 6,7 millions de personnes, soit 11% de la population, sont-elles sans médecin traitant, dont un peu plus de 700.000 souffrant d’une affection longue durée (ALD), soit 196.000 de plus qu’en 2018 !
De fortes disparités territoriales
Au 1er janvier 2023, notre pays comptait 147 généralistes pour 100.000 habitants, contre 153 trois ans plus tôt. Cette moyenne nationale, cependant, cache de fortes disparités selon les régions, les départements et même les quartiers. En 2023, il y avait ainsi 291 généralistes pour 100.000 habitants dans les Hautes-Alpes (144 de plus que la moyenne nationale) et 234 à Paris ; mais 86 seulement en Eure-et-Loir (61 de moins que la moyenne nationale) et 89 en Seine-et-Marne…
Sans surprise, ce sont, une fois de plus, les milieux ruraux qui connaissent la situation la plus tendue. Dans son Étude sur la santé publique en milieu rural réalisée en 2022 pour l’Association des maires ruraux de France, le géographe et historien Emmanuel Vigneron a montré que « l’accessibilité à la présence médicale (y) est 6 fois plus faible (…) qu’en ville ». 82% des milieux ruraux sont considérés comme n’ayant pas suffisamment de médecins (et 1/3 de ces derniers y a plus de 60 ans) contre 69% des milieux urbains.
Toutefois, à ce dernier pourcentage, on voit bien que les zones les plus urbanisées et les plus riches sont concernées elles aussi par la pénurie. Ainsi, plus d’1,5 million de Franciliens (soit 12,5% de la population de la région) sont sans médecin traitant et 63% de l’Île-de-France (mais près de 93% de la Seine-Saint-Denis) sont considérés comme un désert médical, selon l’Union régionale des professionnels de santé (et selon un classement du Point publié en avril dernier, huit des dix villes de plus de 10.000 habitants où le nombre de consultations accessibles par habitant est le plus faible sont situées en Île-de-France : cinq dans les Yvelines, deux en Seine-et-Marne et une dans l’Essonne)…
Une pénurie due au numerus clausus
Comme le rappelle le journaliste Jean-Paul Briand, sur le site Magcentre.fr(1), dans un article paru il y a un an, le numerus clausus, c’est-à-dire la limitation du nombre d’étudiants en médecine admis en 2e année, a été mis en place par une loi de 1971 ; mais c’est à partir de 1976 que « les décideurs en santé » l’ont vraiment utilisé afin de réduire « l’offre de soin » dans laquelle ils voyaient la grande cause de « l’inflation des dépenses ». Le nombre d’étudiants admis en 2e année est passé ainsi de plus de 8.000 par an à la fin des années 1970 à environ 3.500 par an durant les années 1990 ! Tout s’est donc passé, ajoute Jean-Paul Briand, comme si les gestionnaires à la manœuvre n’avaient pas « pensé que les médecins issus des années 60 et 70 allaient partir à la retraite après 35 ou 40 ans d’activité » ! Difficile de faire pire en matière de prévisions !
Douze ans plus tard, en 1988, dans le but, toujours, de réduire l’offre de soin, une loi est venue ajouter au numerus clausus « un régime de préretraite destiné aux médecins libéraux conventionnés ». Selon les estimations, ce dernier, dénommé "mécanisme d’incitation à la cessation d’activité" (MICA), aurait permis, jusqu’en 2003, à plus de 15.000 praticiens de partir à la retraite « à partir de 56 ans », avec « une prime pouvant aller jusqu’à 39.000 euros » !
La suite, on la connaît : c’est la situation actuelle, dont un rapide tableau a été dressé au début de cet article.
Certes, comme le rappelle Jean-Paul Briand, « en début des années 2000, il est apparu évident que l’on allait vers une catastrophe démographique médicale » et des mesures ont été prises, enfin : augmentation du nombre d’étudiants admis en 2e année (de 3.700 en 2000 à 7.500 en 2012) puis suppression pure et simple du numerus clausus en 2019. Cependant, malgré cette réaction (tardive), notre pays ne retrouvera le nombre de médecins généralistes qui était le sien en 2010 qu’en 2034-2035, alors que dans le même temps, sa population se sera accrue d’un peu moins de 7 millions de personnes et que la part des 60 ans et plus sera passée de 21,5% à 30,6% ! Aussi est-il évident que la galère vécue actuellement par des millions de Français n’est pas prête de prendre fin et que l’amélioration de la prévention (un domaine où nous sommes un peu à la traîne) n’est pas pour demain. Pour conclure, l’adaptation au temps présent de la célèbre formule d’Henri Rochefort me paraît convenir parfaitement : la France de 2025 et des années à venir contient plus de 67 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentements. Et celui de la pénurie médicale n’est pas des moindres !
Note
1. Jean-Paul Briand, La désastreuse histoire du numerus clausus, Magcentre.fr, 22 avril 2024 (un article écrit à partir du livre de Marc-Olivier Déplaude, La hantise du nombre. Une histoire des numerus clausus de médecine, éd. Belles Lettres, 2015).
17:03 Publié dans Didier Lecerf | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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