mardi, 06 avril 2021
Les rapports difficiles de l’UE avec la Turquie d’Erdogan
Anne Rovan s’entretient ici avec Marc Pierini ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie, aujourd’hui chercheur invité de l’ONG américaine Carnegie Europe. .
Le Figaro : Charles Michel et Ursula von der Leyen rencontrent ce mardi le président Recep Tayyip Erdogan à Ankara. Comment interpréter ce déplacement ?
Marc Pierini : Il est l’expression de l’ADN européen, selon lequel la négociation est toujours meilleure que le conflit ouvert. Cette visite me rappelle celle de l’ancien président du Conseil européen Donald Tusk, au plus fort de la crise migratoire en 2015. Charles Michel et Ursula von der Leyen vont en Turquie avec un plateau d’argent chargé de présents, comme les émissaires allaient au palais de Topkapi au temps de l’empire. Il y a une crainte absolue de l’UE de voir Erdogan ouvrir ses frontières pour laisser passer les réfugiés. Elle accepte donc d’allouer des milliards supplémentaires dans le cadre de l’accord UE-Turquie, de parler de l’union douanière et des visas, ou encore de cette conférence sur la Méditerranée orientale voulue par la Turquie, et qui aurait pour conséquence de faire asseoir à la table le président de la «République turque de Chypre du Nord » que l’UE ne reconnaît pas.
La Turquie ne s’est-elle pas engagée dans la voie de la désescalade, comme le demandaient les Européens ?
Cette désescalade est surtout tactique. L’UE n’ayant rien cédé sur les frontières maritimes, Erdogan a été contraint de retirer ses bateaux. Mais aucune de ses positions de fond n’a changé. D’autant qu’il lui faut donner des gages aux nationalistes turcs. Ainsi, les discussions avec la Grèce ne progressent pas. La Turquie explique désormais que la solution de deux États séparés à Chypre est la seule viable. Concernant la Libye et l’embargo sur les armes, la position d’Ankara reste parfaitement bipolaire : elle est avec l’Otan quand ça l’arrange, contre l’Otan quand ça l’arrange.
Ce déplacement est-il un cadeau fait à Erdogan ?
Oui, car l’UE offre au président turc la visibilité qui lui est nécessai- re au moment où il durcit la répression interne. Cette faveur électorale est une erreur politique car Erdogan veut exclure la question de l’État de droit du dialogue avec l’Europe. Si c’était effectivement le cas, ce serait un déshonneur pour l’UE. Erdogan a besoin de se présenter comme le rempart indispensable à une Turquie qu’il dit être attaquée de toutes parts, mais, aussi, comme un interlocuteur respecté des Européens. Souvenons- nous qu’il n’y avait aucune référence aux droits de l’Homme dans le communiqué annonçant cette visite, publié dans la foulée de la visioconférence que Michel et von der Leyen avaient eue le 19 mars avec Erdogan. Rappelons-nous aussi que le projet de conclusions du Conseil européen du 25 mars ne prévoyait rien là-dessus non plus. Il a fallu que la Turquie dénonce, les 19 et 20 mars, la Convention d’Istanbul, limoge le gouverneur de la Banque centrale, procède à l’arrestation d’un député du HDP et lance la procédure d’interdiction de ce parti pour que les Vingt-Sept se ravisent et fassent figurer un paragraphe tout à fait modeste sur l’État de droit en Turquie. Les démocraties sont, certes, très mal équipées pour traiter avec une autocratie d’autant plus brutale qu’elle est face à un doute existentiel - les sondages qui ne garantissent pas qu’Erdogan arrive en tête au premier tour de la présidentielle, ni même qu’il soit réélu. Mais comment l’Europe peut-elle accepter de renier à ce point son histoire et ses principes ? Comment peut-elle abandonner les démocrates de Turquie alors même qu’elle soutient ceux de Biélorussie et de Birmanie ?
Quelle est votre explication ?
C’est le jeu constant du Conseil européen de maintenir l’unité. Il y a eu une pression considérable d’Angela Merkel sur ses partenaires car, avec une CDU en difficulté, elle ne peut pas se permettre de terminer son mandat sur une crise avec la Turquie. Elle ne peut pas prendre le risque de voir ce pays ouvrir ses frontières pour laisser passer les réfugiés. Il y a aussi un potentiel de déstabilisation de la société par certains Allemands d’origine tur- que et par tout l’appareil turc en Allemagne. Angela Merkel doit maintenir la paix sociale. Ce même souci prévaut aux Pays-Bas, en Belgique et bien sûr en France, en Alsace notamment.
La nouvelle Administration Biden permettra-t-elle de « clarifier » la position de la Turquie dans l’Otan, comme le souhaite Emmanuel Macron ?
L’arrivée de Biden retire du jeu de cartes d’Erdogan sa complicité personnelle de président à président. Souvenons-nous qu’il pouvait appeler Trump sur son téléphone portable quand celui-ci jouait au golf. Tout ceci n’existe plus avec Biden. La posture de Washington est beaucoup plus vigilante sur les droits de l’homme. Reste à voir comment cela va se traduire. Ce qui est clair, c’est que le déploiement de missiles russes par la Turquie est une ligne rouge beaucoup plus nettement exprimée que sous l’Administration précédente. Au plan militaire, les États-Unis renforcent également leur dispositif en Méditerranée orientale mais aussi leur point d’appui, leur coopération et leurs ventes militaires envers Athènes. Il y a un réel mouvement de vigilance envers Ankara. Les Européens vont-ils à nouveau laisser le problème aux États-Unis ? Je le redoute. Et c’est un faux calcul parce qu’il s’agit de la défense de l’Europe.
Source : Le Figaro 06/04/2021
05:14 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | |
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