lundi, 14 juillet 2025
Politique France. Une République contre son peuple
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
La France est un curieux pays. Les visiteurs nord-américains le remarquent très vite, souvent sans oser le dire : ici, les maisons n’affichent pas le drapeau national. Pas plus que les voitures, ni les commerces, ni les stades. Ce silence des façades frappe ceux qui viennent de pays où l’attachement à la bannière est naturel, quotidien, presque familial. En France, le tricolore est rare, réservé aux bâtiments officiels, aux enterrements militaires ou aux soirs de Coupe du monde, quand la République permet encore qu’on célèbre ce qu’elle détruit par ailleurs.
En Argentine, même les républicains les plus maussades hissent le drapeau national le 25 mai, mangent des empanadas et écoutent la fanfare sans trop barguigner. Le sentiment national y est un fond de sauce, il s’impose même aux blasés. Ici, non. Ici, le drapeau tricolore ne flotte pas sur tous les balcons, et la date du 14 juillet, censée unir les Français, suffit à en diviser une bonne part.
Il ne s’agit pas toujours d’un rejet conscient. Nombreux sont ceux qui s’en détournent par simple désaffection, ou par habitude. Mais le fait demeure : tout un pan de la population française — souvent la plus enracinée, la plus silencieuse, ne se reconnaît pas dans cette fête imposée par le haut et célébrée par l’appareil d’État comme un rite de possession.
Car il faut le dire sans détour : le drapeau tricolore n’est pas un drapeau national. C’est l’emblème d’un régime. Il est né d’un événement historique, la Révolution, qui, loin de faire consensus, demeure un traumatisme pour une part de la nation. Il n’unit pas : il rappelle. Il ne rassemble pas : il signale un camp. Le blanc des Bourbons y est enserré entre le rouge et le bleu de Paris comme pour mieux l’étouffer.
On ne voit pas les familles françaises coller le tricolore sur les voitures ou l’accrocher aux volets. Et même dans les armées, il est souvent relégué au protocole. Ceux qui ont porté les armes au Mali, en Afghanistan ou dans la bande sahélienne le savent bien : les photos de bivouac ou de campement montrent plus souvent le drapeau breton que le drapeau tricolore. Ce n’est pas seulement une boutade régionaliste : c’est le signe qu’un peuple ne se reconnaît plus dans les couleurs de l’État.
Et ce n’est pas seulement en opération. Allez sur les routes de France : vous y verrez des Gwenn-ha-du claquer au vent sur des véhicules de chantier, des ikurriñas basques au fronton des fermes, des têtes de Maure corses sur les capots de camionnettes, le bicolore alsacien dans les jardins. Ces pavillons charnels, enracinés dans la terre et dans le sang, parlent plus fort à leurs porteurs que les trois couleurs imposées par la Convention. Ils sont l’héritage des pères, non l’étendard d’une idéologie.
Adopté officiellement en 1880, sous la IIIe République, le 14 juillet fut longtemps ignoré ou rejeté par des centaines de communes monarchistes, catholiques, rurales. En Vendée, en Bretagne intérieure, dans le Haut-Anjou ou le pays choletais, on fermait les volets, on priait pour les âmes des fusillés de 1793. Certains maires refusaient même de voter les crédits municipaux pour financer les lampions.
Plus de deux siècles après les massacres de la Révolution, certaines familles n’oublient pas. Les descendants de ceux que la République a qualifiés d’« ennemis du peuple », nobles, paysans catholiques, officiers, ne se reconnaissent pas dans la mythologie jacobine, ni dans les valeurs républicaines devenues idéologie d’État. On leur parle de liberté, ils entendent conscription ; on leur chante l’égalité, ils voient la délation et la guillotine ; on leur promet la fraternité, ils sentent l’hostilité bureaucratique d’une patrie qui les nie et qui travaille avec ardeur à leur Grand Remplacement.
Et dans un retournement qu’il faut méditer, il n’est pas impossible qu’un jour seuls les nouveaux venus s’en réclament. Car pour les enfants de l’immigration, pour ceux à qui l’on a enseigné que la République est un asile, le 14 juillet conserve une fonction d’intégration. Ils s’y attachent, naturellement, parce qu’on le leur a donné comme une clef.
Mais à ceux qui douteraient encore, il suffit d’avoir vu ces images, récentes, de supporters du Paris Saint-Germain fraîchement arrivés à New York pour soutenir leur équipe, arborant drapeaux tricolores et chants de stade, comme s’ils agitaient l’étendard d’une victoire. La vue de ces visages étrangers au sol, brandissant le drapeau bleu-blanc-rouge avec une assurance conquérante, suffit à comprendre que ce drapeau n’est plus celui de la France charnelle, mais celui d’un régime. Non celui du pays qu’on hérite, mais de l’ordre qu’on impose. Non celui de la continuité historique, mais celui d’un pouvoir qui conspire, méthodiquement, à la perte du peuple qui l’a vu naître.
La République ne s’est jamais bercée d’illusions sur les origines de son pouvoir. Elle sait très bien que son épopée est bâtie sur les cadavres de ses opposants. Elle n’a pas voulu une fête sans douleur, mais une célébration victorieuse, un acte d’imposition mémorielle. Le 14 juillet n’est pas une commémoration, c’est une domination : celle d’un récit unique sur les récits oubliés, celle d’une légende d’État sur les vérités des familles. Ce n’est pas qu’on ait voulu rassembler : on a voulu faire taire. On ne célèbre pas impunément ce qui fut, pour une moitié du pays, un deuil sans sépulture.
Il n’y a pas de fête nationale sans nation. Et une nation n’est pas une abstraction républicaine : c’est un peuple charnel, avec sa mémoire, ses douleurs, ses fidélités. Tant que la République ne reconnaîtra pas la blessure originelle qu’elle infligea à une moitié de la France, le 14 juillet ne sera qu’un bruit de bottes dans un vide symbolique.
11:58 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |
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