mardi, 24 février 2015
Soleil couchant...
Le film japonais, Les Sept Samouraïs, d'Akira Kurosawa, est un chef d’œuvre cinématographique, que tout être libre devrait avoir vu, égal en profondeur philosophique et historique au joyau qu'est le long métrage, paru pendant la guerre, de Kenji Mizoguchi, Les 47 Rônins. Même si l'un est emporté par la dynamique de l'action, et l'autre d'une lenteur hiératique tout à fait en harmonie avec le thème du seppuku, les deux offrent à une période obscure comme la nôtre, une parcelle de la lumière de l'Ancien Temps, de la Tradition guerrière. Il est vrai que la clarté qui nous touche est celle d'un soleil couchant. On trouverait la même sensation dans tous les films de Kurosawa. L'âge de fer renie le guerrier, comme il rejette le prêtre, le moine, le roi, l'empereur. Et pourtant, le constat désespéré que fait, à la fin des Sept Samouraïs, Kanbei Shimada, le vieux sage, le chef des guerriers, le sense, est sans colère : les perdants, ce sont eux, les aristocrates. Le peuple, dès qu'il aura accès à une société relativement apaisée, n'aura plus besoin d'eux. Ils seront jetés dans les poubelles de l'Histoire, avec tout ce qu'ils représentent, leurs valeurs de noblesse, d'honneur, de courage, de loyauté. Seule demeure la tombe des héros, surmontée de leurs emblèmes.
Le grand péché de l'homme libre est la colère, qui le livre en esclavage à sa propre passion. Stendhal usa sa vie à résoudre ce problème insoluble. Car comment être libre sans colère, devant la servitude ? Il s'en sortit par le réalisme subjectif, l'ironie suprême qu'est la monstration d'une réalité insupportable, et du plus haut comique. Une échappatoire consiste sans doute à laisser s'exprimer le grotesque, comme Molière au XVIIe siècle. Et ce rire énorme, qui sourd des pages de Lucien Leuwen, de la Chartreuse de Parme, de Lamiel, c'est le langage d'une époque qui voit le dernier homme en prise avec sa petitesse, son ridicule, dont il n'a même pas conscience.
Cependant, pour l'être libre, la lucidité est comme une loi du destin. Elle indique la conduite à tenir, parce qu'il n'existe pas d'autre issue. L' « éteignoir », comme disait Stendhal après Waterloo, reste le seul objet usuel du pouvoir politique moderne. Bernanos assurait, dans son fameux pamphlet contre les « robots », que l'on n'avait rien compris au monde contemporain si l'on n'avait pas conscience qu'il était une conspiration de tous les instants contre la vie intérieure. Stendhal appelait cette vie la « singularité ». Être singulier, c'est être libre, c'est utiliser sa liberté pour être, y compris pour se lier corps et âme, volontairement, à un seigneur, au nom des valeurs les plus hautes.
La modernité triomphante est le règne de l'idéologie, de la politique, du mot, de la rhétorique, de l'opinion, du prêt-à-penser. Autant dire que la chose est toujours cachée par les fumées du mensonge. Le guerrier avait la mort pour horizon. Là, nulle tricherie, même pour soi. Dès lors qu'on choisit la vie, ou la survie, on tentera toujours tous les stratagèmes possibles pour se voiler la face, pour ne pas voir l'inévitable. La modernité est la tentative de reculer autant que possible l'inéluctable, que les Grecs avaient accueilli, dans leur âme, avec la joie des vainqueurs. C'est pourquoi la tragédie a disparu de notre société de vaincus, pour se transformer en drame bourgeois, en tragi-comédie, ou en farce.
L'idée apocalyptique serait une tentation. Tout s'effondre, donc on peut recommencer à zéro. On prédit l'effondrement économie, démographique, le Grand Remplacement, la Révolte contre le Mal, la Guerre... L'imagination est sans limite.
Mais, tout compte fait, rien ne se passe car tout passe, et, comme dans une pièce de Beckett, Godot ne vient jamais, et la fin de partie est éternelle.
Car l'homme ne se dépasse pas, comme le prétend Nietzsche. Du moins, s'il s'est dépassé, ce fut un beau printemps, plein de fleurs épanouies, mais l'automne, puis l'hiver s'installant, ce temps béni par les dieux n'existe plus que dans le souvenir.
De moins en moins, car ceux qui ont encore la mémoire, ceux-là meurent les uns après les autres. Et avec eux la dette que l'on doit aux Anciens.
Claude Bourrinet est l'auteur d'un remarquable ouvrage dans la collection Qui suis-je ? des Editions Pardès consacré à Stendhal.
Lire l'article de Georges Feltin-Tracol sur ce livre cliquez ici
11:36 Publié dans Claude Bourrinet | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | |
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