dimanche, 09 novembre 2025
La gauche complice du libéralisme*

Pour la sortie de son dernier livre, Conversations américaines, le philosophe Jean-Claude Michéa a accordé un entretien à Alexandre Devecchio dans Le Figaro du 8/11/2025. Nous en avons retenu l’extrait suivant.
La panique morale qui s’empare de la gauche au seul mot de « conservatisme » tient au fait que depuis le XIXe siècle la pierre angulaire de toutes ses Eglises est l’idée de « progrès ». Soit en d’autres termes, la foi en un mystérieux « sens de l’histoire » dont l’axe seraitr l’essor continu de la Raison et qui conduirait mécaniquement l’humanité vers un monde toujours plus urbanisé, technologisé et connecté. De là l’idée, progressiste par excellence, selon laquelle tout pas en avant est toujours un pas dans la bonne direction – qu’il s’agisse de la voiture électrique, de l’IA ou de l’élimination du mot « Noël » du calendrier scolaire. Idée dont le corrélat est que toute nostalgie est donc par définition « réactionnaire ». On comprend alors mieux le processus mental qui porte sans cesse la gauche à osciller entre l’idée qu’on n’arrête pas le capitalisme. Car si être progressiste, c’est inviter à chaque instant à « faire du passé table rase » , à « casser tous les codes » et à briser tous les « tabous », alors il est clair que, dans l’histoire de l’humanité, aucun système n’aura mieux mérité ce nom que ce système capitaliste dont la logique exponentielle incite toujours plus, comme le notait Marx, à « profaner tout ce qui était sacré », à saper « tout ce qui avait solidité et permanence » et à dissoudre « toutes les idées antiques et vénérables » dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (une dynamique plus proche, par conséquent, de la « cancel culture » que de la « destruction créatrice ». !).
C’est cette parenté structurelle entre l’imaginaire progressiste et celui du capitalisme qui m’a naturellement conduit, dans le sillage d’Orwell, à devoir réhabiliter en partie la tradition conservatrice. Un trait commun, en effet, à toutes les sociétés du passé, y compris les plus autoritaires et les plus centralisées, c’est qu’elles prenaient toujours soin de laisser aux différentes communautés de base, villages ou quartiers, assez d’autonomie matérielle et politique pour que soit préservée cette économie locale de subsistance qui leur permettait de pourvoir par elles-mêmes, au moins en temps normal, à leurs besoins les plus vitaux. Or, on sait, au moins depuis Marcel Mauss, que c’est justement dans ce type de cadre local largement structuré par la « logique du don » et où les relations en face-à-face prennent encore le pas sur les relations anonymes et impersonnelles (ce qu’Alain Caillé nomme la « socialité primaire ») qu’ont toujours le plus de chances de se former et de s’épanouir ces vertus sociales de base (qu’il s’agisse du sens de l’entraide et de l’’effort, du goût du travail bien fait ou encore de la capacité de s’attacher à un lieu, à des êtres ou à des traditions communes). Leur érosion progressive, et a fortiori la dissolution intégrale, condamne toutes société à sombrer dans l’ensauvagement et dans la guerre de tous contre tous. On mesure alors l’ampleur du travail de décivilisation que le capitalisme contemporain est en train d’accomplir.
Car, sans même parler de l’irrationnalité croissante d’un système structurellement fondé sur l’obsolescence programmée, la fièvre consumériste et l’exploitation sans limites des ressources naturelles, on ne doit pas oublieer qu’une des maximes de base du libéralisme économique, comme le rappelait Adam Smith, c’est qu’ « il ne faut jamais essayer de faire chez soi la chose qui nous coûtera moins cher à acheter qu’à faire ». Pourquoi, en effet s’obstiner à produire nous-mêmes, et sur place, les aliments, les outils et les médicaments dont dépend entièrement notre vie quotidienne si son peut désormais les faire tenir à moindres frais, par conteneurs géants, de l’autre bout du monde ?
En encourageant ainsi en permanence – sous le voile d’une socialité de pacotille type Erasmus – la disparition de toutes les formes d’autonomie locale et de vie commune populaire – songeons par exemple à la désertification organisée du monde rurtal -, la dynamique du capital ne conduit donc pas, pas seulement à nous rendre chaque jour plus dépendants des aléas du maerché mondial et de la haute technologie qu’il requiert (quid, par exemple, d’une panne d’électricité géante ou d’un long bug informatique planétaire ?). Elle conduit également à saper toutes les conditions anthropologiques et morales d’une société « libre, égalitaire et décente » (selon la définition qu’Orwell donnait du socialisme) et donc à accélérer encore plus notre course vers les abîmes.
Jean-Claude Michéa, Conversations américaines, Albin Michel.
(*) le titre est de la rédaction.
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