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mardi, 05 mai 2020

Coronavirus : changer de modèle économique ? Pas si vite...

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Par Patrick Artus*

Les intellectuels, les économistes, les hommes politiques évoquent en Europe le passage à un autre modèle économique après la crise du coronavirus, passage qu’une très grande partie des opinions appelle de ses vœux. Il s’agit de s’occuper davantage du long terme, des activités stratégiques, des salariés mal payés mais indispensables, des populations les plus fragiles... Bref, de remédier à de nombreuses anoma- lies du modèle économique de l’Europe soulignées par cette nouvelle crise : la délocalisation de l’industrie du médicament et du matériel médical, le sous-investissement dans le système hospitalier, l’existence de populations fragiles (salariés titulaires de contrats de travail très courts, familles monoparentales...), la dépendance de l’activité économique vis-à-vis de certaines professions pour- tant mal payées, donc peu considérées.

Ces observations renforcent la demande d’une évolution de notre modèle dans quatre directions. D’abord, une plus forte préoccupation pour le long terme, qui impliquerait des dépenses publiques accrues de santé, d’éducation et de formation, de développement des industries du futur, un souci beaucoup plus important pour le climat et l’environnement ; ensuite, la relocalisation des industries et services stratégiques, qui ne sont pas seulement le médicament ou le matériel médical, mais aussi le matériel de télécom, le matériel pour les énergies nouvelles, l’électronique, les services Internet... ; aussi une revalorisation des salaires des professions importantes pour le fonctionnement de la société et de l’économie (enseignants, personnel de santé, salariés de la distribution, de la sécurité, etc.) ; enfin, un effort pour réduire la taille des populations les plus fragiles, par exemple en favorisant les contrats de travail à long terme, ou, c’est souvent évoqué, par l’instauration d’un revenu minimum. Toutes ces évolutions, qui ont un sens du point de vue à la fois de l’efficacité économique et de l’équité, peuvent certainement faire l’objet d’un large consensus en Europe. Mais avant de s’enthousiasmer, il faut se rendre compte qu’il existera de nombreux obstacles à leur mise en place.

Le premier obstacle sera la difficulté pour les Etats européens de financer les dépenses publiques nécessaires. Les déficits publics vont devenir très importants en 2020 avec le recul de l’activité (un déficit public de 7 ou 8 % du PIB pour l’ensemble de la zone euro, ou même plus, va apparaître), et il faudrait ajouter à ces déficits publics de nature cyclique une nouvelle couche de déficits publics structurels, pour financer les dépenses de santé, d’éducation, de soutien des plus bas revenus, de relocalisation, liées à la transition énergétique. Il existe certainement une limite à la capacité d’absorption de dette publique par les marchés financiers, même si la BCE poursuit ses achats de dette et si une partie des déficits publics est mutualisée au niveau européen. Le deuxième obstacle concerne les relocalisations. Certes, on voudrait que l’Europe produise les biens et services stratégiques dont elle a besoin, mais il faut rappeler que le coût de production est deux fois plus élevé dans la zone euro que dans l’ensemble des pays émergents. Se priver complètement des délocalisations vers les pays émergents réduirait de 4 % le pouvoir d’achat des Européens.

Le troisième obstacle vient de l’exigence très élevée de rentabilité du capital pour les actionnaires dans le capitalisme contemporain, 12 % sinon 15 %. Si une entreprise a une exigence aussi forte de rentabilité du capital, cela signifie qu’elle utilise un taux d’actualisation également très élevé pour évaluer les projets d’investissement. Il y a donc une forte contradiction entre une préoccupation accrue pour le long terme et une rentabilité exigée très forte du capital. Enfin, le dernier obstacle résulte de la dégradation de la situation financière des entreprises pendant la crise du coronavirus. La chute des chiffres d’affaires (en moyenne 35 %) conduit à de fortes pertes et à une forte hausse de l’endettement. Or des entreprises endettées, d’une part, vont essayer de réduire leurs investissements (ceux, par exemple, nécessaires pour les relocalisations), d’autre part, vont être réticentes face à de nouvelles contraintes (climatiques, environne- mentales, du marché du travail) ou à la nécessité d’augmenter les rémunérations de certaines catégories de salariés. Dans ce contexte, l’enthousiasme post-crise peut se transformer rapidement en un sentiment d’impuissance.

(*) Patrick Artus est chef économiste et membre du comité exécutif de Natixis. Il est membre du Cercle des économistes.

Source : Les Echos 5/05/2020

12:18 Publié dans Revue de presse | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook | |

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