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mercredi, 13 janvier 2016

Le libéralisme en questions (Patrick Aulnas) par Franck Abed

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Avant même la lecture de l’article de Patrick AULNAS, le titre – Autocritique libérale – (NDLR cliquez ici) avait favorablement attiré mon attention. En effet, il devient rare de nos jours de lire ou d’entendre des personnalités critiquer le courant philosophie, politique, historique voire religieux duquel ils sont issus. Patrick AULNAS a le mérite de soulever des questions de fond, non pas pour tirer à boulets rouges sur qui que ce soit, mais dans le but de proposer une alternative à l’impasse dans laquelle semble se retrouver, selon lui, les libéraux : l’inadéquation entre les principes, la doctrine et le dur mur de la réalité… Je ne suis pas libéral. Cependant en tant que catholique et royaliste, la défense des libertés m’est chère. A ce titre plusieurs historiens sérieux – et Dieu sait qu’ils sont rares aujourd’hui – du siècle dernier, n’hésitaient pas à écrire : « La France d’Ancien Régime était un pays hérissé de libertés. » Contrairement à l’auteur, je ne suis pas du tout persuadé que l’émergence de la démocratie représentative – due selon lui aux libéraux – soit une bonne chose pour la France et ses peuples. Pour le reste les points de divergences restent nombreux et pourtant, cela n’empêche point un échange constructif et intéressant.

Un de mes très chers amis, lui-même libéral et professeur en Sciences Economiques et Sociales, explique souvent – à qui veut l’entendre – que l’Union Européenne ne peut être considérée comme libérale tant dans ses fondamentaux que dans son activité journalière. Patrick AULNAS pense, avec ses arguments que nous pouvons ou pas partager, le contraire, au point d’écrire : « L’Union européenne apparaît ainsi comme le projet libéral par excellence ». Alors l’UE est-elle libérale ou pas ? Vaste question à laquelle je ne répondrai pas maintenant, mais je suis pressé de lire ou d’entendre l’avis de mon ami sur cet entretien passionnant… notamment sur l’adéquation des principes libéraux avec la dure réalité.

Franck ABED

Franck ABED : Bonjour. Pourriez-vous prendre la peine de vous présenter en quelques mots ?

Patrick AULNAS : Né en 1948, je suis juriste de formation. J’ai découvert le libéralisme à l’université dans les années 1960 en lisant Alexis de Tocqueville, dont la pensée m’a vraiment marqué. Je me suis toujours senti plus proche des libéraux que des marxistes ou des socialistes. Cela relève davantage d’affinités intellectuelles que du vécu. Bertrand de Jouvenel (Du pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance) fait partie des favoris de mon panthéon. Professionnellement, j’ai principalement fait de l’enseignement, en particulier dans le cursus menant à l’expertise comptable : droit fiscal et normalisation comptable.

Avant même de lire votre article, et ayant pris connaissance de votre titre Autocritique libérale, je pose la question suivante : la première faiblesse des libéraux n’est-elle pas leur incapacité à se regrouper et à travailler ensemble à la réussite d’objectifs communs ?

Non. Les libéraux travaillent ensemble depuis le siècle des Lumières et leur action a permis l’avènement de la démocratie représentative et de l’économie de marché. Au XVIIIe siècle, il s’agissait d’aspirations philosophiques. Aujourd’hui, il s’agit d’une réalité pour des centaines de millions d’hommes. Cette réussite historique n’est pas la fin de l’histoire comme l’écrivait Fukuyama dans les années 1990. Mais elle représente une victoire sur les forces obscures qui ont tenté d’asservir l’humanité, fascisme et communisme en particulier.

Je ne crois donc pas qu’il y ait de faiblesse des libéraux, bien au contraire. Leur force réside aujourd’hui dans la mondialisation qui est un dépassement de l’État-nation dans bien des domaines : scientifique, économique, financier, humanitaire. L’autocritique se justifie d’autant plus lorsque le vent de l’histoire est plutôt favorable au libéralisme.

Vous avez écrit : « Le libéralisme est à la fois très accueillant et très exigeant. Il comporte un large éventail de sensibilités allant du libertarisme au social-libéralisme. » Comment définiriez-vous le libéralisme ? Où commence-t-il ? Où se finit-il ?

Vaste sujet, qu’il est impossible de traiter en quelques mots. Ma réponse sera donc purement subjective. Pour moi, le libéralisme est une pensée qui émerge lentement à partir de la Renaissance, tant dans le domaine politique que dans le domaine économique. Même si des formes de démocratie avaient existé dès l’Antiquité, le concept de liberté individuelle n’existait pas. La reconnaissance de l’individu, de son droit à la différence, bref de sa singularité à l’intérieur du groupe est à la base de la pensée libérale. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, est un libéral pour deux raisons : parce qu’il conteste le pouvoir de droit divin dans Du Contrat social, mais aussi parce, qu’il manifeste aux yeux de tous une singularité qu’il revendique dans Les Confessions. Pouvoir démocratique et liberté individuelle, donc.

Ma conception du libéralisme est très large et repose davantage sur les libertés politiques que sur la libre concurrence, le droit de propriété et la liberté d’entreprendre. Le libéralisme transcende ainsi les clivages gauche-droite et j’admets comme libéraux aussi bien les sociaux-libéraux (Valls, Macron) que les libertariens. Ma seule restriction réside dans le dogmatisme militant, la volonté de faire advenir un monde se réclamant d’une doctrine. L’avenir est ouvert, il représente une aventure qu’aucune idéologie, même libérale, ne saurait fixer sous peine de porter atteinte, précisément, à la liberté elle-même.

Je vous cite toujours : « Il n’est pas du tout évident par exemple que le libéralisme anglo-saxon puisse s’acclimater en France, pays de l’absolutisme et du jacobinisme. » Ce que vous écrivez me semble logique. Ontologiquement l’Angleterre est plutôt un pays politiquement de gauche, et la France – malgré 200 ans de jacobinisme et de républicanisme – reste un pays fondamentalement de droite. De même, traditionnellement les Anglais sont religieusement protestants voire anglicans, alors que les Français sont majoritairement – encore à ce jour et malgré la percée de l’islamisme – catholiques romains. Dans ces conditions, vouloir importer en France une doctrine politique reposant sur des concepts religieux et philosophiques étrangers à notre corps social ne revient-il pas à vouloir vider l’océan avec une cuillère ?

J’admets volontiers l’idée générale développée par Max Weber selon laquelle le protestantisme est en harmonie avec l’esprit du capitalisme. La rigueur calviniste ou luthérienne, une éthique fondée sur le travail et l’épargne constituent la base de toute bonne gestion. Ayant une formation juridique et de gestion, j’attache une grande importance à la bonne gestion publique et je me sens, par exemple, parfaitement en accord avec la politique menée en Allemagne par Angela Merkel : supprimer le déficit du budget de l’État afin de parvenir à réduire progressivement la dette publique.

Hélas, l’inculture française dans ce domaine est désormais proverbiale. Vivant à l’étranger, mais en Europe, je sais que nos petites promesses d’amélioration font sourire. L’histoire a façonné la France différemment : la noblesse de sang a été remplacée par une noblesse d’État, le catholicisme n’a pas prôné les austères vertus nécessaires dans ce domaine. Toute tentative de bonne gestion est aussitôt assimilée à une plongée dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Karl Marx). Fort heureusement, le libéralisme s’est malgré tout imposé à la France car il représente la réalité la plus puissante aujourd’hui sur la planète. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’importer une doctrine d’origine anglo-saxonne, ce qui, effectivement serait voué à l’échec. Mais il faut s’adapter à la réalité du monde du XXIe siècle, celui des sciences et techniques globalisées à l’échelle planétaire. Une approche rationnelle s’impose d’elle même.

Nous sommes en concurrence et toutes les incantations des intellectuels relayées par les politiciens n’ont plus aucun poids. Faire campagne sur le concept idiot de démondialisation peut apporter quelques voix mais seule l’adaptation aux marchés internationaux globalisés permet de progresser. Certains objecteraient que c’est le capitalisme qui domine le monde et non le libéralisme. Vrai question effectivement, mais pour moi, le capitalisme régulé juridiquement (pas de monopole ou d’abus de position dominante) constitue la déclinaison économique du libéralisme.

Je vous cite encore. « Socialistes et libéraux se retrouvent ainsi sur un point : l’écart considérable entre les paroles et les actes, entre les promesses de la conquête du pouvoir et la réalité de l’exercice du pouvoir. » Stéphan ZWEIG dans son livre consacré à Joseph FOUCHE écrivait : « les militants communistes, une fois au pouvoir, ne se comportent jamais comme des ministres communistes. » Cette phrase s’applique aisément aux libéraux. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce que cela ne repose pas sur le fait que le libéralisme, à l’instar du communisme, est tout simplement inapplicable car trop utopiste ?

Je ne connaissais pas cette phrase de Stephan Zweig, auteur que j’apprécie. Mais il reprend une phrase plus ancienne de Mirabeau : « Un ministre jacobin n’est pas un jacobin ministre ». Cela n’a rien à voir avec une doctrine particulière. Cela a tout à voir avec les doctrines en général. L’exercice du pouvoir politique, c’est 90% de gestion et 10% de doctrine. Il faut choisir les solutions les mieux adaptées à la réalité présente en tenant compte de multiples contraintes sociologiques, économiques, financières. Il s’agit de trouver les compromis assurant le vivre ensemble et minimisant les conflits.

Les doctrines, quelles qu’elles soient, proposent de construire un monde idéal. Les intellectuels qui les élaborent ne gouvernent pas. Mais les politiciens utilisent les doctrines et idéologies comme instruments de conquête du pouvoir. Quoi de plus robuste que de se réclamer de grands penseurs pour asseoir des promesses en général irréalisables mais porteuses électoralement ! Le libéralisme doctrinal n’échappe pas à la règle. Lisez Contrepoints et vous verrez de nombreux articles, certes intéressants, mais coupés de toute réalité car prônant un libéralisme doctrinal parfois extrême comme celui des libertariens. Il n’y aura jamais de société libertarienne, c’est pour moi une évidence.

Vous poursuivez votre réflexion en écrivant : « Le général de Gaulle prétendait « qu’il n’existe pas de politique en dehors des réalités ». Et, de fait, il ne se réclamait politiquement d’aucune pensée. » Certes, un chef d’Etat doit prendre en compte la réalité. En revanche n’est-ce pas un problème quand celui-ci ne s’appuie sur aucune pensée, aucun système ?

Ma phrase était un peu… rapide et très approximative. De Gaulle était un nationaliste modéré qui croyait par-dessus tout à la nation française. Ce qui le guidait était l’intérêt de la France, d’où sa politique internationale. Il sort de l’OTAN pour ne pas dépendre des américains, il pratique la politique de la chaise vide en Europe pour bloquer le processus décisionnel nécessitant l’unanimité. Son action reposait donc sur une pensée mais pas sur une théorie. Le pragmatisme de l’homme d’action lui suffisait, ainsi que le regard sur le monde des grands auteurs puisqu’il était un admirateur de Chateaubriand.

Bien sûr, il faut une pensée pour gouverner mais pas un système. Le système est même dangereux car il rigidifie. Les libéraux appellent d’ailleurs constructivisme l’ambition assez dérisoire, mais toujours présente à gauche, de vouloir bâtir « une autre société ». Pensons donc pragmatiquement et écartons doctrines et idéologies.

Par ailleurs, l’échec cuisant de la politique gaulliste sur la décolonisation n’est-elle pas la meilleure contre publicité à l’idée qu’il avait développée sur la non appartenance à une pensée politique et sur son, justement parlons-en, incapacité à prendre en compte le réel ?

Je ne comprends pas ce que vous appelez « échec cuisant de la politique gaulliste sur la décolonisation ». De Gaulle a fait au mieux. Les gouvernants de la IVe République se sont montrés incapables d’assurer la décolonisation. De Gaulle a conduit ce processus pacifiquement en Afrique sub-saharienne et a mis fin à la guerre d’Algérie. Les violences en France étaient le fait de nostalgiques d’un monde révolu, regroupés dans l’OAS.

Pour conclure vous écrivez : « Leur projet (aux libéraux) n’est pas de détruire l’État mais de le cantonner à ce qui est juste et nécessaire. » A ce sujet, le rôle juste et nécessaire de l’Etat – entre autres – n’est-il pas de battre monnaie (fonctionne régalienne par excellence) ? Dans ses conditions, les libéraux ne devraient-ils pas tous prendre position contre l’Euro et la Banque Centrale Européenne ?

N’étant pas libertarien, je pense en effet que l’État est nécessaire, même dans le domaine économique et social. Je ne pense pas qu’aujourd’hui, l’État puisse être cantonné à ses fonctions régaliennes. Par exemple, la concurrence pure et parfaite est une chimère d’économiste. La concurrence n’existe que si des règles la canalisent. Sinon, on doit parler de loi de la jungle.

L’Europe se bâtit conformément aux grands principes du libéralisme tant politiquement qu’économiquement. C’est une évidence. Pour faire partie de l’Union Européenne, il faut respecter les libertés publiques fondamentales. La Hongrie et la Pologne ont été rappelées à l’ordre récemment sur ce point. Quant au grand marché européen, il se construit selon le principe de la libre concurrence et bien souvent contre les monopoles étatiques (électricité, téléphone par exemple).

L’euro représente un pas supplémentaire dans la constitution d’un ensemble supranational. Les libéraux doivent logiquement approuver cette monnaie unique puisqu’elle retire aux États la fonction de création monétaire qui relève désormais des attributions de la Banque centrale européenne. La répartition du pouvoir entre plusieurs entités est un principe fondamental du libéralisme. Il manque bien sûr un pouvoir économique européen, indispensable en cas de monnaie unique. Mais les États refusent de céder sur ce point.

Il est évidemment impossible de se dire libéral tout en voulant concentrer le maximum de pouvoirs entre les mains de l’État-nation. L’Union européenne apparaît ainsi comme le projet libéral par excellence puisqu’elle consiste à transférer certains pouvoirs de l’État à une entité sui generis, construite pacifiquement et totalement nouvelle dans l’histoire de l’humanité. La construction européenne est le grand projet libéral et démocratique des temps présents.

Propos recueillis par Franck ABED le 9 janvier 2016

Le site de Franck Abed cliquez ici

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